Il y a des livres que je crois avoir lus, qui m'ont bouleversé, que je raconterais de bout en bout, dont certaines phrasent traversent mes rêves et m'aident à écrire ce que je poursuis dans le refuge de ma tanière.
Tout y est: ossements anonymes, jouets brisés, mèches de cheveux enrubannées, vieilles cartes routières, canif rouillé, passeports périmés, montre arrêtée sur 12h01, photo de femme mains ouvertes sur les yeux...Tout et encore plus.
Ce roman, je le connais par coeur, n'a jamais été écrit, est composé de fragments, de rognures, d'échardes, de mots glanés ci et là tombés dans la tanière du renard. Avec le temps, tout s'est entremêlé, s'est fondu, agglutiné, des lignes se sont imposées, des phrases ont surgi comme neuves, des murmures ont fait frissonner des personnages inachevés qui, à chaque rêve, se consolident, se charpentent, parfois j'apparais ou meurs, je suis fasciné par la beauté d'une peau mate qui s'enfonce dans l'ombre, parfois des bombes, la mitraille, le nom ancien des ennemis, des sanglots terribles, l'incendie.
Ce livre me tient éveillé, le temps est passé, ne cesse de se détourner de moi, les récits s'amoncellent, se sont épaissis de telle sorte que je vais devoir quitter ma tanière plus tôt que prévu, le roman a pris toute la place, il a envahi l'espace de mes nuits blanches, il devient monstrueux, inracontable, il est en train de me détruire au rythme de sa consomption dans une blancheur glaciaire, la nuit grandit en moi comme une page sans mesures, une germination sans fin.
Alors, j'en écris des bribes, des passages que je saisis dans le fouillis de ces récits intriqués, j'en extrais quelques lambeaux que je publie sous des titres vagues. Je n'ai rien fait en somme, tout s'est tassé, émietté et j'ai gratté le sol de ma tanière, rempli ma main de cette poussière des hommes et l'ai laissée couler entre mes doigts pour former les phrases que je découvre chaque matin.