En signe amical à Lucia Santoro qui m'a rappelé récemment "l'actualité" de mon texte (je connais la même actualité depuis 50 ans en ce domaine, ça en fait un sacré long "fait d'hiver"). Merci Lucia. Publié dans le recueil de nouvelles "A côté du sentier", MEO éditeur, 2014
D’un coup de pied, il bascule le brasero. Les braises s’éparpillent sur le tarmac trempé. Il pleut depuis trois jours et la poussière des lieux a vernissé le paysage d’un gris profond. L’usine est adossée à la forêt face à des terrils éteints dans la brume.
« C’est grève. Ces temps-ci on fait grève aussi souvent qu’on travaille. Un jour pour, un jour contre. On sait rien faire d’autre. Alors on le fait bien. Aujourd’hui, ça fait deux semaines qu’on bloque les grilles d’entrée. Personne ne sort, personne ne rentre. Tout un boulot. Un sale boulot. On sait qu’on va dérouiller un jour, que ça va finir en compote, mais qu’est-ce qu’on peut faire ? »
Certains cassent des palettes et y mettent le feu. Les autres applaudissent. Ça flambe dans des rires et les tapes dans le dos. On ne sait pas à quoi ils pensent, mais ça tient chaud. On sort les pique-niques, des bouteilles, on trinque. On boit pour réchauffer le feu qui s’éteint vite.
Le soir tombe sur le chantier qui ressemble de loin à une fête ralentie. Des femmes passent au bras des hommes, marchent lentement autour des braises, parlent à voix basse. D’autres rangent du matériel, scient des palettes. On s’occupe.
Le jour se lève, vent et pluie. Les nuages filent au loin comme pour céder la place en douce à un ciel sans hauteur.
Des voitures arrivent en klaxonnant, ça réveille, on s’occupe à décharger les coffres pleins. De la nourriture, encore des couvertures, des barbecues qu’on monte en vitesse.
Des enfants aussi qui viennent embrasser leur père, des femmes qui repartent en faisant de grands signes, elles reviendront plus tard. Faut s’occuper des gosses, de l’école, un peu de la maison. Elles, ça fait un moment déjà qu’elles ont perdu leur boulot. Elles se débrouillent, ils se débrouillent tous. Des ménages parfois, du repassage, des choses qu’elles font déjà chez elles depuis longtemps. Les hommes bricolent, retapent ce qu’ils peuvent pour pas cher entre les pauses de l’usine.
C’est surtout le moral qui baisse, plus que les réserves. Et les nouvelles ne sont pas bonnes. La gendarmerie a reçu l’ordre de vider l’usine. Ils vont devoir mettre la pression. Et ils sont déjà au maximum. Reste les bombonnes. Ils ne savent pas s’ils le feront vraiment, mais la presse est bonasse. Pourvu qu’on lui serve la soupe et qu’elle soit chaude.
Douzième jour. Ça fatigue, mais ils sont près pour des semaines, après ils auront tout le temps de se reposer.
… Ça recommence d’une autre façon, toujours aussi sauvage, mais ça recommence toujours, d’une époque à l’autre, c’est le même scénario. On sait bien que nos gosses vont se l’arracher, le travail, et ils n’en auront que des morceaux. La plupart ne travailleront pas. Des jobs, des stages, du passe-temps national. On n’a pas envie de leur dire de tout foutre en l’air aujourd’hui, parce qu’on espère encore, mais ça ne sent pas bon. Ils le savent, ils deviennent nerveux, on est mal. »C’est nous les canuts, nous sommes tout nus« Sarko est en balade. On ne sait plus où… Afghanistan, Pakistan, Iran… Par là, quoi. On n’est pas tranquilles. On dirait qu’il s’en fout. Ce qu’il préfère, c’est la bagarre. Ici, c’est presque le paysage. Ça l’intéresse moins. Du moins, on a l’impression. On l’attend toujours, son plan de reconversion. Ça fait quarante ans qu’on en parle et on n’a rien vu venir. La région s’est vidée. Chacun a choisi : partir ou rester. Certains sont partis pour toujours, au bout d’une corde. Mais entre nous on n’en parle jamais. Aujourd’hui on est plus nus que nus, comme les canuts d’avant…
« Ma femme va accoucher dans trois semaines, un premier ça se fête comme jamais. Mais ça tombe mal… Il va pas grandir ici, je le sens. Trop vieux ici, à bout de souffle. Je le dis pas trop mais j’en suis sûr, on va se tirer le plus vite possible. Même si on gagne ici, c’est rebelote dans pas longtemps. Mondialisation et cie. La Bourse ou autre chose, on sait bien que ce qu’on fait ici, ils le font aussi bien là-bas. Et moins cher. Alors, on essaie de tenir mais ça s’use. Le gamin, il ira voir ailleurs. Moi, je jouerai la fin de la comédie ici. Ça devient drôle, à la fin, cette façon qu’on a de parler de l’avenir alors qu’on sait très bien que nous, on fait un boulot d’il y a cinquante ans. Et qu’on s’y est pas mis à temps pour sauter par-dessus les évidences. On le sait, dans toute la région, que c’est une usine parfaite, mais parfaite pour hier, pas pour demain. Nous, c’est du bois de rallonge. »
La gendarmerie débarque. Dix combis. Des frises, des autopompes, les boucliers, l’alignement parfait. Des légionnaires au pas.
Mégaphones, jets de pierres, caillasse, cocktails même. Les grilles sont soudées. L’usine est ceinturée de bombonnes. Tout va exploser s’ils entrent, lance le délégué.
« Pas le vrai, celui-là, il vote contre. Il dit qu’on est fous, que ça ne sert à rien de casser l’outil, que c’est pas légal. Qu’on va se faire avoir les uns après les autres, cueillis à la sortie et hop, jusqu’à la corde qu’ils vont nous user. On ne sait plus mais on crâne. »
La ligne de gendarmerie avance lentement. Rome est en marche contre les barbares.
, génération digitale.Pour une poignée de dollarsQuelqu’un crie que Sarko vient d’avoir une fille, que ça vaut une trêve. Il est hué. Puis ils rient en évoquant le président en position. Des blagues. Des bien lourdes. Les gendarmes sont immobiles maintenant. Il y en a un qui filme lentement. Les autres, en face, filment aussi. Chacun braque l’autre au cas où.
« Des voitures arrivent en trombe. Des femmes et des hommes qu’on connaît, des dignitaires du Parti, comme on disait avant. Ils avancent les bras tendus. Les gendarmes s’écartent. On arrête de filmer. Pas les autres. On discute, ils nous disent de ne pas aller trop loin, qu’ils vont se battre encore plus durement avec nous. On les écoute sans rien dire. On sait qu’ils ne pourront pas faire grand-chose. Que ça dure depuis cinquante ans. Mais on n’a pas trop de monde avec nous, alors, faut pas sacrifier nos figurants, la farce n’est pas finie. Cris, débats, engueulades, on cède. On retire le premier cordon de bombonnes. »
Le jour tombe d’un coup sur les braseros froids. Beaucoup pleurent, se prennent dans les bras, se serrent, baissent la tête. Les grilles sont ouvertes au chalumeau. Des camionnettes emportent le tout. Les gendarmes se retirent. La nuit vient.
https://www.youtube.com/watch?gl=BE&v=6ml-7p3fMjQ (chant, paroles et musique)