Hugo Melchior est doctorant à l’université Rennes-II, où il prépare une thèse sur les organisations trotskistes. Ancien militant à la LCR, il est aujourd’hui adhérent du mouvement «Ensemble !», dont la porte-parole est Clémentine Autain. Engagé dans le mouvement contre le projet de loi travail, ce qui lui a d’ailleurs valu deux interdictions de séjour dans le centre-ville de Rennes (la première a été cassée par la justice), Melchior suit de près la mouvance «autonome». Il revient pour Libération sur les idées et modes d’action de ces militants radicaux, qui n'hésitent pas à se confronter violemment aux forces de l'ordre
D’où vient ce mot «casseur» utilisé par de nombreux responsables politiques pour désigner ces manifestants ?On pense très vite à la loi «anticasseurs» du 8 juin 1970 visant la «subversion gauchiste» de l’époque. Loi ensuite abrogée par les socialistes en 1981. Depuis que j’ai commencé à militer en 2006 contre le CPE, ce terme revient régulièrement. On lit les mêmes articles, se demandant qui se cache derrière les cagoules. Est-ce l’expression d’une violence nihiliste ou s’agit-il de militants assumant une forme de délinquance politique et un refus de se subordonner à la légalité du cadre établi ? Ces gens ne se spécialisent pas dans le «cassage». On les retrouve aussi dans les assemblées générales ou dans les actions de blocage aux côtés de syndicalistes.
Ce qui est marquant à Rennes, c’est que l’affrontement avec les forces de l’ordre fait consensus au sein des cortèges. Le slogan «Tout le monde déteste la police» est très présent. Ce n'est pas la police en tant que telle qui est visée mais sa fonction sociale répressive, et à travers elle le gouvernement.
D'où viennent ces manifestants ? Certains peuvent appartenir à des organisations politiques ou syndicales, comme les Jeunesses communistes ou le NPA, d’autres à la mouvance autonome, d’autres encore se greffent temporairement aux manifestations.
Si on garde un certain recul historique, on constate que le degré de violence était bien plus élevé par le passé. En France, dans les années 50, les militants communistes venaient armés en manifestation. A l'époque, les bagarres entre militants des services d’ordre du PCF et du RPF sont récurrentes, et il n’est pas rare que les campagnes électorales fassent des morts. Cela persiste jusqu’aux années 70. Il y a aujourd’hui des lignes rouges à ne pas franchir, le fait de ne pas recourir à des armes à feu par exemple.
Ces questions font débat ?
D’abord, il ne faut pas réduire ces manifestants à la violence. C’est un mode d’action parmi d’autres. Mais c’est vrai que cette question peut révéler des désaccords de fond. Il y a des militants écologistes qui sont dans un pacifisme intégral, et pour lesquels de simples actions en-dehors de la légalité, c’est-à-dire non déclarées en préfecture, n’allaient pas de soit. Quant aux gens qui affrontent les policiers, ils ne sont pas là pour lyncher et tuer. La violence doit être contenue et maîtrisée. De toute façon, s’ils voulaient être dans une logique de destruction de l’autre, ils ne s’embêteraient pas avec des pierres ou des bouteilles en verre. Le but, c’est de créer une situation chaotique, mais pas d’avoir du sang sur les mains. C’est aussi le résultat d’un processus de pacification des rapports sociaux en politique et de limites morales. Et la police aussi a connu la même évolution : aujourd’hui, elle a pour consigne «zéro mort» chez les manifestants.
Et une longue étuude pourt celles et ceux qui veulent se documenter sur ce phénomène
(en France)
https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2008-2-page-115.htm
S'interroger sur l'évolution des comportements violents dans les relations interpersonnelles, en France, depuis les années 1970, pose d'emblée deux problèmes méthodologiques majeurs.
Le premier est celui de l'unité de la catégorie de « violence », dont l'usage est omniprésent tant dans le débat public que dans les sciences humaines et sociales. Est-il possible de regrouper et d?interpréter ensemble des homicides crapuleux, des assassinats mafieux, des parricides, des infanticides, des violences conjugales de gravités diverses, des violences perpétrées à l'occasion de vols, et puis des viols, des incestes, des actes de pédophilie, mais aussi des violences verbales en tous genres, des gifles, des coups de poings, des jets de pierre, etc. ? D?un point de vue scientifique, la réponse est négative. Par exemple, un simple regard sur la statistique policière publiée depuis 1972 (figure 1), fondée sur des catégories juridiques elles-mêmes simplificatrices par rapport aux comportements, à leurs auteurs et à leurs victimes, indique déjà que les évolutions sont très contrastées.
L?on devine ainsi que la question : « la violence augmente-t-elle ou baisse-t-elle dans la société française ?» n?a en réalité pas de sens et ne saurait susciter de réponse en ces termes binaires. Trop d?analyses, y compris en sciences sociales, ont ainsi tenté de répondre à une question en réalité mal posée. Certes, il est possible de dire que tous ces comportements ont en commun de porter atteinte à l'intégrité physique ou morale des personnes. Mais si la conséquence de tous ces comportements est commune de ce point de vue très général, en revanche leurs causes, leurs motivations, leurs auteurs, leurs victimes, les lieux et les circonstances de leur perpétration sont extrêmement divers (Stanko, 2002, xiii). En effet, la violence est la caractéristique d?un comportement ou d?une action qui n?a de sens que dans un contexte donné, elle ne porte en elle-même aucune signification et aucun contenu prédéfinis. À la limite, en toute rigueur, le substantif « violence » ne devrait pas être employé comme sujet d?une proposition, seul l'adjectif violent(e) le devrait, pour caractériser la forme d?une action.
Un second problème majeur surgit dès lors que l'on veut réfléchir de surcroît à l'évolution temporelle des comportements violents. L?on se heurte en effet à la question de la transformation du statut, de la place et du sens de ces comportements ou de ces actes, à la fois dans les représentations sociales (statut moral ou social) et dans le droit (statut juridique). Le phénomène est particulièrement net dans le cas des violences sexuelles et des violences faites aux enfants (dans le cadre familial comme dans le cadre institutionnel), mais nous verrons qu?il est en réalité bien plus général. Du reste, cette évolution psychosociale est largement consacrée dans le droit pénal, à travers un processus d?incrimination qui connaît une accélération sans précédent depuis le début des années 1990. Dès lors, comment raisonner sur l'évolution d?un phénomène dont la définition ne cesse d?évoluer et, en l'occurrence, de s?élargir ? Comment savoir si des comportements sont nouveaux ou si c?est seulement leur dénonciation qui l'est ? Aucune réflexion, si elle prétend à une certaine scientificité, ne saurait tenir à l'écart ou même traiter de façon marginale ce problème d?autant plus fondamental qu?il est en réalité, nous l'argumenterons, l'une des caractéristiques de l'évolution actuelle des sociétés occidentales.
Ainsi, il nous faut reconnaître que l'unité apparente de la catégorie « violence » est en réalité imposée par des représentations sociales et par des politiques publiques qui déterminent le contenu d?un débat public que les médias organisent. Le thème de « la violence » ? surtout celle des jeunes des milieux populaires ? y est devenu central à partir du début des années 1990, au point de constituer la principale peur collective de la société française (; Sue, 2005; Mucchielli, 2006b; Nagels, Rea, 2007; Bonelli, 2008). Il est en effet indissociable de l'idée d?uneaugmentation de cette violence, cette augmentation traduisant et symbolisant les « crises »que rencontrerait cette société, crises dont le contenu est variable selon les auteurs : crise de l'État et du système politique, crise des mécanismes de socialisation primaire (la famille, l'école), crise économique, crise culturelle (multiculturalisme). À l'appui de ces représentations et de ces discours apeurés voire décadentistes (le thème du « déclin de la France » est de nouveau à la mode depuis quelques années), les protagonistes du débat public (représentants politiques, journalistes, essayistes) commentent en permanence diverses « violences » et diverses statistiques s?y rapportant : violences sexuelles, violences dans « les banlieues », violences à l'école, homicides, etc. Enfin, les médias illustrent et mettent en scène ces interrogations en puisant de façon quasi quotidienne dans l'inépuisable source des faits divers.
Notre propos n?est pas ici d?interroger ces mécanismes psychosociaux qui donnent de l'unité à la notion de « violence » et une vision linéaire de son évolution. Notre démarche partira au contraire d?un double postulat d?hétérogénéité des comportements violents et d?instabilitéde leur statut moral et juridique. Et ceci ne condamne pas la réflexion sur l'évolution des comportements violents dans la société française. Il semble au contraire possible de construire un cadre interprétatif global mais complexe, qui permette d?émanciper la réflexion de l'équation univoque et linéaire « réductionversusaugmentation de la violence ». Ce modèle socio-historique consiste dans un ensemble articulé d?hypothèses quant à la nature et à l'évolution de processus pouvant susciter des comportements violents dans les relations interpersonnelles et/ou susciter des transformations du statut de ces comportements, amenant leur plus forte dénonciation. Nous proposons ainsi d?identifier au moins cinq processus transversaux, d?origine, d?étendue et de rythme potentiellement différents : 1) un processus sociétal de pacification des m?urs; 2) un processus politico-juridique de disciplinarisationpar la criminalisation; 3) un processus de judiciarisation des conflits de la vie sociale ordinaire; 4) un processus socio-économique de compétition pour les biens de consommation; 5) enfin, un processus de ségrégation économico-socio-spatiale.
La célèbre thèse de Norbert Elias sur le processus de « civilisation des m?urs » traversant les siècles a été largement réinvestie par les sciences sociales contemporaines. Ce sont d?abord les historiens qui s?en sont saisis. Au début des années 1990, le constat d?une augmentation des atteintes aux personnes dans les statistiques policières au cours des deux décennies précédentes (en particulier une légère remontée du taux d?homicide), articulé avec la montée en puissance du thème de « la violence » dans le débat public a pu conduire des sociologues à réemployer à leur tour l'expression mais pour en renverser le cours et parler d?un « retournement » du processus de civilisation des m?urs (Lagrange, 1995, puis Roché, 1996; ces auteurs s?inspirant notamment des travaux américains des années 1970 et 1980 [Gurr, 1981]). Or, déjà critiquable au début des années 1990 s?agissant des homicides (Aubusson de Cavarlay, 1993), cette hypothèse ne peut plus du tout être défendue aujourd?hui. Après un tour d?horizon des données disponibles sur l'évolution des actes à caractères violents, nous reviendrons sur cette discussion d?un processus que nous préférons qualifier de pacificationdes m?urs, renvoyant la discussion critique des thèses d?Elias à notre conclusion.
Les données : statistiques policières et judiciaires, enquêtes de victimation
Les violences physiques graves ne sont pas en augmentation dans la société française. Tout d?abord, les homicides (indicateur le plus souvent retenu en raison de la stabilité de sa définition juridique et de l'étroitesse supposée du « chiffre noir » en la matière) avaient certes augmenté dans la première moitié des années 1980, mais ce phénomène fut en réalité de courte durée et la baisse a repris depuis lors (figure 1). Ensuite, les « coups et blessures volontaires » sont certes en forte augmentation dans les données policières. Toutefois, l'observation des statistiques judiciaires, qui offrent une précision sur la gravité de ces coups (selon qu?ils ont entraîné la délivrance médicale d?une incapacité temporaire de travail [ITT] inférieure ou supérieure à 8 jours) indique également (comme pour les homicides) une baisse légère mais continue des faits les plus graves (figure 2). En définitive, seules les violences verbales sont en forte augmentation à la fois dans les statistiques policières et judiciaires (figure 3).
Ces tendances sont-elles confirmées par les déclarations des victimes ? Le point est très important pour la démonstration, les données policières et judiciaires reposant sur la seule part des comportements violents pour laquelle les victimes ont porté plainte.
Une enquête nationale de victimation est réalisée chaque année en France par l'INSEE depuis 1996 sur un échantillon représentatif d?environ 11 000 personnes. Ces enquêtes distinguent trois types de violences : les violences physiques caractérisées (dont le critère est le même que celui des statistiques administratives : l'ITT de plus de 8 jours), les violences physiques simples (ITT inférieure ou égale à 8 jours) et les violences verbales. À la lecture de la sérialisation de ces enquêtes (Lagrange, Robert, Zauberman, Pottier, 2004,312-316; Le Jeannic, Vidalenc, 2005; Le Jeannic, 2006,639), on constate que, depuis la fin des années 1990 et jusqu?en 2005, la proportion de personnes de 15 ans et plus déclarant avoir été victimes d?une agression au cours des deux années précédentes est stable, autour de 7% [1][1] Suite à un changement effectué (hélas) dans la définition.... Dans le détail, la seule tendance à la hausse concerne les violences verbales. Il faudra y revenir.
Ces constats sont corroborés par d?autres enquêtes en population générale, notamment le Baromètre Santé réalisé par l'Institut national de prévention et d?éducation pour la santé (INPES) sur la base d?un échantillon représentatif presque trois fois plus large que celui de l'INSEE (environ 30000 personnes âgées de 12 ans et plus), interrogeant les personnes sur les actes violents qu?elles ont pu subir ou faire subir. La comparaison entre 2000 et 2005 indique une légère baisse du pourcentage de personnes déclarant avoir été agressées au cours des douze derniers mois ainsi qu?une stabilité du pourcentage de celles déclarant avoir frappé ou blessé quelqu?un (Léon, Lamboy, 2006). En revanche, la multivictimation (le nombre de personnes ayant subi plusieurs agressions dans la même année) semble avoir légèrement progressé, constat également fait dans les enquêtes de l'INSEE. Tout se passe donc comme si la victimation se resserrait de plus en plus sur certains espaces limités. Il faudra également y revenir.
Transformation du statut de la violence
Ces premiers constats suffisent à autoriser l'hypothèse selon laquelle, contrairement à la perception générale, un processus de pacification des m?urs continue sans doute à travailler la société française et participe du recul lent mais continu de l'usage de la violence physique comme issue aux conflits ordinaires et quotidiens de la vie sociale. Pour quelles raisons ? Une étude détaillée des multiples facteurs qui contribuent ? de manière générale mais néanmoins inégale selon les groupes sociaux ? à ce processus depuis plusieurs décennies excèderait les limites de cet article. On se contentera ici d?énumérer quelques constats : la poursuite de l'évolution des sensibilités, l'épanouissement de l'individu et de l'individualisme, l'élévation globale du confort de vie et de l'espérance de vie, la dénonciation croissante de toutes les formes de risque (songeons à la conduite automobile de plus en plus disciplinée et à la consommation d?alcool qui ne cesse de se réduire depuis les années 1960 [Besson, 2004]), la poursuite du mouvement de délégation du règlement des conflits interpersonnels à l'État, la réduction des grands conflits dans la vie politique nationale (la disparition des mouvements révolutionnaires, le recul progressif des mouvements séparatistes), dans le travail (diminution des grèves et manifestations violentes), dans la compétition électorale et autour du fonctionnement des institutions (la stabilisation des partis politiques, l'habitude de l'alternance politique) [2][2] Sur ces trois derniers points, cf. Crettiez, Sommier..., une maîtrise croissante de la violence utilisée par les forces de police dans les opérations de maintien de l'ordre (liée aussi à une augmentation des contrôles démocratiques exercés sur le monopole de la violence légitime de l'État), une répression policière et judiciaire croissante de toutes les formes de comportements agressifs et violents, en particulier ceux des jeunes hommes qui en sont depuis toujours les principaux auteurs et les principales victimes (puisqu?ils se battent surtout entre eux) [3][3] La dernière enquête de victimation de l'INSEE, interrogeant.... Ajoutons l'action de mouvements sociaux dénonçant certaines formes de violence, en particulier les mouvements féministes, ainsi que le renforcement de la surveillance morale exercée par les médias qui, pour le meilleur comme pour le pire, fonctionnent de plus en plus comme des entrepreneurs de morale(issus des classes supérieures), au sens où ils entreprennent des croisades pour la réforme des m?urs (des classes inférieures) pour reprendre l'analyse classique de Becker (1985,171-173).
Insistons sur ce point qui est central : si un processus de pacification des m?urs tend à réduire le recours à la violence, c?est parce qu?il a pour conséquence première de la stigmatiser, de la délégitimer. D?où un paradoxe qui n?est qu?apparent : le sentiment général d?une augmentation des comportements violents peut parfaitement accompagner un mouvement d?accélération de leur dénonciation mais aussi de stagnation voire même de recul de leur fréquence réelle [4][4] C?est le même constat que dresse Muchembled (1998,267).... En réalité, notre société ne supporte plus la violence, ne lui accorde plus de légitimité, ne lui reconnaît plus de sens (ainsi la banalisation de l'expression, pourtant sociologiquement absurde, de « violence gratuite »). Notre seuil de tolérance à l'égard de comportements violents jadis admis continue de s?affaisser. Du coup, ces comportementschangent de statut. Ce qui était regardé jadis comme « normal » ou « exagéré mais tolérable » devient anormal et intolérable. Ce que l'on ne voulait pas voir éclate aux yeux de tous. Ce qui était considéré comme une « affaire privée » devient une affaire publique [5][5] Cette « levée du secret » s?accompagnant d?une « mise.... Le regard public pénètre des lieux jadis soumis au pouvoir discrétionnaire de leur chef : le père de famille, le maître d?école, l'animateur de colonie de vacances, le surveillant, d?internat ou de foyer, le sergent-chef du camp militaire, le chef de bureau, etc. Du coup, se voient dénoncées des violences interpersonnelles qui ne sont pas nouvelles, mais qui ont changé de statut. Ceci concerne massivement les violences sexuelles, les violences conjugales, les maltraitances à enfants et les diverses formes de harcèlement (y compris les plus ritualisées voire institutionnalisées comme les bizutages [Vos, 1999]), à travers l'évolution desquelles on perçoit un mouvement fondamental de sensibilisation de nos sociétés en faveur de la protection des personnes les plus faibles, notamment les femmes et les enfants, et un mouvement profond de rejet de toutes les formes de brutalités, attribuées souvent au « machisme », voire à la masculinité, que les recherches en sciences sociales réinvestissent fortement depuis les années 1990 (Bourdieu, 1998; Bowker, 1998). Plusieurs contentieux connaissent dès lors une forte augmentation. Donnons-en trois exemples.
-
Au tournant des années 1970 et 1980, l'on assiste à la construction de la notion de « maltraitance », à l'initiative des médecins spécialisés dans le traitement des enfants (Serre, 2001,71). Des circulaires puis des lois viennent réorganiser les modes de signalement et de prise en charge, des associations d?aides aux victimes sont créées, des campagnes de sensibilisation lancées. En 1997, le Premier ministre fera même de l'enfance maltraitée la « grande cause nationale » de l'année. Conséquence de cette évolution, les signalements administratifs (Aide Sociale à l'Enfance) et judiciaires ne cessent d?augmenter. Selon les données de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS), le nombre des enfants maltraités ou signalés comme « à risque » par les services départementaux est ainsi passé de 58 000 en 1994 à 98 000 en 2006 (ODAS, 2007). Et, au sein de cette population, le nombre de saisines judiciaires a également augmenté de 31000 en 1994 à 56000 douze ans plus tard. Cette augmentation n?est pas due, toutefois, aux cas de maltraitances avérés (stables autour de 20 000 cas signalés chaque année), mais à la catégorie des enfants « à risque »: risque d?être victime de violence sexuelle pour les filles et risque comportemental pour les garçons, en particulier les préadolescents. Ce qui témoigne avant tout d?une transformation des modes de signalement résultant de l'évolution législative et des pratiques professionnelles des travailleurs sociaux.
-
La violence sexuelle est bien devenue la violence de notre temps, dit l'historien G. Vigarello (1998,282). Et l'auteur de violence sexuelle devient l'incarnation du Mal (Garapon,
Salas, 1997,201). L?augmentation, très forte dans les années 1980 et 1990, des infractions constatées par la police et des affaires jugées par la justice pour viol (y compris viol conjugal), inceste, pédophilie et diverses « agressions sexuelles » en est l'indicateur central. Articulé étroitement sur une importante évolution juridique (cf. supra) ce mouvement traduit bien cette transformation des sensibilités. À tel point que ces violences sexuelles peuvent déclencher des « paniques morales » sans précédent comme l'affaire Dutroux en Belgique et, plus modestement, l'affaire des « tournantes » (viols collectifs) en France (Mucchielli, 2005). Ces points étant bien connus, nous n?y insistons pas davantage.
-
Le poids croissant des violences conjugales dans l'ensemble des « coups et blessures volontaires » constatés par les forces de l'ordre et jugés par les tribunaux constitue un troisième exemple de cette transformation du statut des violences, articulé également à la très forte augmentation des divorces (qui ont quadruplé entre le début des années 1960 et le début des années 2000) et des conflits au sujet de la garde des enfants et de la pension alimentaire. Dans une étude portant sur 256 dossiers de « coups et blessures volontaires » suivis d?ITT jugés par un tribunal correctionnel francilien au cours de l'année 2000, les affaires conjugales constituent près de 30% des affaires; et si l'on ajoute les autres violences familiales commises seulement par les adultes l'on parvient à environ 40% (Mucchielli, 2006a). Une étude équivalente sur les affaires classées (sans suite ou après des mesures alternatives) par le parquet serait intéressante dans la mesure où, dans les statistiques policières, 90 % des violences conjugales n?ont pas entraîné d?ITT ou bien des ITT inférieures à 8 jours (OND, 2007,221). Depuis 2006, l'Observatoire National de la Délinquance tente en effet d?évaluer la part des violences conjugales dans l'ensemble des atteintes aux personnes constatées par la police et la gendarmerie. Il estime ainsi que un quart des homicides et des « coups et blessures volontaires » non mortels sont des violences conjugales (ibid.). La reconstitution des années antérieures indique en outre une augmentation de ces violences conjugales de 32% entre 2002 et 2006. Enfin, indice important du mouvement de judiciarisation des conflits conjugaux (sur lequel on revient supra), l'étude des données de la Préfecture de police de Paris entre 2000 et 2006 fait apparaître un transfert de ces violences depuis les « mains courantes » vers les procès-verbaux ? qui seuls déclenchent le comptage statistique (ibid.,230). Sachant qu?un peu plus de 2% des femmes ont déclaré être victimes de violence physique ou sexuelle de la part de leurs conjoints dans l'enquête de victimation sur les violences faites aux femmes en 2000 (Jaspard, 2007), le « réservoir » des violences conjugales potentiellement « judiciarisables » est donc encore vaste.
Du corps à la dignité : extension du domaine de l'intégrité de la personne
Reste à interpréter la seule hausse qu?indiquent à la fois les statistiques de police et de justice et les enquêtes de victimation : celle des violences verbales, dont il faut d?emblée préciser qu?elles sont déclarées deux fois plus souvent par les cadres que par les ouvriers. Lagrange, Robert, Zauberman et Pottier (2004,304-305) concluent leur examen comparatif de ces deux sources en laissant ouverte cette question : s?agit-il de la conséquence du durcissement réel des relations sociales ou bien de l'augmentation de l'intolérance des milieux les plus aisés (donc, dans notre discussion, de la poursuite du processus de pacification des m?urs)? Un autre type de données apporte un élément de réponse à nos yeux déterminant : les sondages sur l'évolution du sentiment d?insécurité. Leur observation signale en effet une brusque rupture de tendance orientée à la hausse à la fin des années 1990, au même moment où s?effondre la préoccupation pour le chômage (Robert, Pottier, 2004, 212-214) [6][6] Notons que la hausse des opinions sécuritaires est.... La question se resserre donc : s?est-il produit un changement équivalent dans le périmètre de la victimation dans ces mêmes années ? Les auteurs en apportent la réponse en remarquant que, dans les enquêtes annuelles de victimations de l'INSEE, l'on assiste bien aussi à une augmentation du nombre de personnes déclarant avoir subi des agressions verbales, en particulier dans les couches moyennes et supérieures. Mais, et la précision est essentielle, «le décollage des préoccupations sécuritaires de type ?néo-insécure? estantérieurà l'envol des déclarations d?agression de basse intensité dans les enquêtes de victimation, autrement dit, ils ne se déclarent pas préoccupés parce qu?ils ont été agressés; c?est, au contraire, leur sensibilité à la sécurité qui semble les rendre plus attentifs à des rugosités sociales qu?ils ne supportent plus » (ibid., 237-238; nous soulignons).
Remarquons ensuite que ces violences verbales sont également plus souvent déclarées par les femmes que par les hommes (Djider, Vanovermeir, 2007), et posons la même question : les femmes sont-elles réellement de plus en plus souvent insultées depuis la fin des années 1990, ou bien le tolèrent-elles de moins en moins ? Sans, là non plus, rejeter définitivement la première hypothèse interprétative, on peut ici étayer la seconde. Comme l'écrit justement Lameyre (2000,97-98), le rôle majeur des femmes dans l'ample processus de ? civilisation des m?urs? décrit par Norbert Elias apparaît aujourd?hui essentiel dans la mutation profonde qui a conduit la société à vouloir désormais protéger la personne individuelle plus que l'ordre institué, traditionnellement inégalitaire à l'encontre des femmes. [?] Cette séculaire féminisation des m?urs aura permis l'avènement d?une nouvelle définition des crimes sexuels. Au delà des textes, et plus fondamentalement, ces interdits formulaient, en miroir, une nouvelle définition de l'intégritéde la personne humaine, corps et âme. Cette mutation s?étend en effet aussi à la violence psychologique ou morale, sans dommage physique, c?est-à-dire à la violence verbale. De là, du reste, la fortune de la notion de « harcèlement », harcèlement sexuel mais aussi harcèlementmoral (Hirigoyen, 1998), qui ne concerne généralement pas la voie publique et son anonymat mais, au contraire, les espaces d?interconnaissance que sont notamment le domicile familial, les parties communes d?immeuble et le lieu de travail ou d?études.
Transformation du statut de victime
Ainsi, la violence s?émancipe de l'agression physique pour s?étendre à la personne humaine de manière générale et en tant que telle, le verbe devenant aussi violent que le geste, la dignité aussi sensible que le corps. Il est du reste significatif que, dans les enquêtes de victimation, un peu plus de la moitié des personnes interrogées qualifient de prime abord d?« agressions » les insultes et menaces verbales. Cette transformation de nos sensibilités et de nos représentations s?articule fondamentalement sur une mutation du statut de victimedans la société française. Outre que l'élévation du seuil de sensibilité élargit le champ des actes dénoncés comme insupportables, elle accentue la compassion et l'empathie morale envers les victimes de ces actes, surtout si est présente la notion de souffrance. Comme le dit justement Le Goaziou (2004,21): plus que la violence, c?est la souffrance qui est devenue le maître mot aujourd?hui, le critère à l'aune duquel s?énoncent les jugements. Au nom d?une valorisation sans précédent de la vie humaine, la souffrance est devenue le mal et le sujet moderne une victime en puissance. De fait, le débat médiatico-politique consacre de façon croissante la compassion, la plainte des victimes en tous genres, au point de contribuer à l'apparition d?une « société de plaignants » (Garapon, 1996,105sqq) et d?encourager une sorte de concurrence entre groupes sociaux se posant en victimes (Salas, 2005,63sqq;Erner, 2006). De là l'arrivée massive des victimes dans le champ des politiques publiques et, en aval, dans le champ policier et judiciaire. Ce mouvement des sensibilités contribue en effet à déterminer une demande de sécurité et de prise en charge adressée à l'État, qui y a du reste répondu à travers un processus de criminalisation en très forte accélération.
Il est un point sur lequel la plupart des traditions intellectuelles nourrissant la réflexion sur l'évolution des sociétés européennes depuis l'époque moderne semblent s?accorder : l'existence d?un processus de disciplinarisation. De Marx à Z. Bauman (1992) et P. Wagner (1996) en passant par Elias, par l'école de Francfort et par Foucault, il ne fait de doute qu?il s?agit de l'une des caractéristiques majeures de la « modernité ». Le débat porte davantage sur les leviers de ce processus. Le développement de l'État en a toujours été un. Et force est de constater que, dans les années 1990, confrontés aux conséquences du chômage de masse et du redéploiement des inégalités, à un haut niveau des délinquances contre les biens (cf. suprafigure 4), de certaines délinquances et à une demande de sécurité croissante, la plupart des États occidentaux ont très fortement réinvesti leurs prérogatives régaliennes en matière pénale et tenté de reprendre la main pour imposer un nouveau contrôle social (Garland, 2001). Le phénomène est spectaculaire lorsque, surtout au États-Unis, il passe par un recours à l'emprisonnement de masse (Wacquant, 1999). Mais il traverse à des degrés divers toutes les sociétés occidentales. Le processus de criminalisation en est la clef. Il se décline en incriminations, renvois, poursuites et sanctions [7][7] Rappelons que la délinquance est constituée par l'ensemble....
Un processus d?incrimination continu et s?accélérant
Le processus de pacification des m?urs est indissociable d?un processus depénalisation des m?urs (Lameyre, 2000,103). De fait, un mouvement d?incrimination concernant les violences physiques mais aussi les violences verbales et les violences morales (atteintes à la dignité, discrimination), se poursuit sans discontinuité depuis le début des années 1980. On peut prendre pour point de repère la loi du 23 décembre 1980 relative au viol. Citons aussi la loi du 10 juillet 1989 sur la prévention des mauvais traitements sur mineurs et la protection de l'enfance. Ensuite, il faut insister sur la réforme du code pénal de 1992-1994. Cette réforme a en effet voulu placer la protection de la personne au centre du droit pénal, avant la morale publique (Poncela, Lascoumes, 1998,81). Et elle a introduit en conséquence une série de nouvelles incriminations et d?aggravations des incriminations déjà existantes.
Ainsi, en matière d?atteintes aux personnes, le nouveau code crée le crime d?actes de torture et de barbarie, le délit de mise en danger d?autrui (créé pour lutter contre la délinquance routière et en matière d?accidents du travail), le délit d?entrave aux mesures d?assistance, celui de provocation (même non suivie d?effet) de mineurs à la mendicité, à l'alcoolisme, à l'usage de stupéfiants ou à la commission d?une infraction, le délit d?organisation de groupements aux fins de trafic de stupéfiants, celui d?appels téléphoniques malveillants ou réitérés, et entérine enfin le nouveau délit de « harcèlement sexuel ».
Le nouveau code durcit par ailleurs la poursuite et la répression d?incriminations préexistantesde trois manières : 1) en alourdissant les peines encourues (notamment en matière de violences sexuelles, de violences envers les animaux ou encore d?« outrages » envers les personnes dépositaires de l'autorité publique); 2) en changeant la qualification de certaines infractions (ainsi l'« outrage envers une personne exerçant une mission de service public » était une contravention de 5e classe et devient un délit); 3) en durcissant la qualification de certaines infractions par l'ajout de « circonstances aggravantes ». En matière d?atteintes aux personnes, constitueront désormais autant de circonstances aggravantes le fait de s?en prendreà des mineurs de moins de 15 ans, des conjoints ou concubins, ainsi qu?à des personnes vulnérables (en raison de l'âge, de la maladie, d?une infirmité, d?un handicap ou encore d?un état de grossesse). De même, en matière de vols, le nouveau code édicte huit circonstances aggravantes parmi lesquelles le fait d?exercer à cette occasion de la violence.
Depuis 1994, ce mouvement d?incrimination s?est poursuivi sans interruption jusqu?à nos jours (Danet, 2006,20-54). Dans un précédent travail (Mucchielli, Saurier, 2007,44-47), nous avons tenté de dresser la liste des principales modifications du code pénal intervenues après la réforme de 1993/1994. On y constate l'ampleur et la poursuite continuelle du mouvement qui conduit soit à créer de nouvelles infractions, soit à élargir la définition des infractions, et dans tous les cas à aggraver leur répression. Outre le renforcement continu de la pénalisation des violences sexuelles, des violences visant certaines catégories de personnes (les mineurs, les « dépositaires de l'autorité publique » et, plus largement, les personnes « chargées d?une mission de service public »), certains lieux (notamment les établissements scolaires) ou certaines circonstances (les manifestations, le fait d?agir « en réunion »), on y relève aussi la création du délit de bizutage (loi du 17 juin 1998) et celle d?un délit de harcèlement moral au travail (loi du 17 janvier 2002 [8][8] Cette loi a par ailleurs élargi la définition du « harcèlement... ).
L?impact de ces incriminations sur les statistiques policières et judiciaires est parfois difficile à mesurer précisément, d?autant que le vote d?une loi ne signifie pas ipso facto sa mise en application. Les figures 1 et 3 témoignent toutefois de certains impacts directs de la réforme de 1994, notamment l'envolée des coups et blessures ainsi que des menaces et chantages. Cette évolution juridique peut en effet modifier fortement les pratiques des agents du contrôle social et pénal, en particulier par l'intensification des renvois vers le système pénal et des poursuites décidées par les forces de police et par les parquets. Le cas de la violence des mineurs l'illustre particulièrement.
Intensification des renvois et des poursuites : le cas de la « violence des mineurs »
Le thème de « la violence des mineurs » et de son augmentation est central dans la société française depuis le début des années 1990 et il est un des principaux objets du processus d?incrimination que l'on vient d?analyser. À l'appui de cette peur et des discours politiques qui ne cessent de réclamer l'accentuation de ce processus, les seules données généralement produites sont les statistiques policières. Ces dernières ? qui indiquent le nombre de mineurs mis en cause par la police et la gendarmerie ? ne constituent pas une mesure du nombre de faits réellement commis dans la société, ni même de tous ceux dont les forces de l'ordre ont eu connaissance. En effet, pour qu?une personne soit mise en cause, encore faut-il que l'infraction constatée ait été élucidée, ce qui est loin d?être le cas dans la plupart des situations, notamment en matière de vols. De sorte que l'on ne peut pas évaluer la part des mineurs dans la délinquance selon cette source. On ignore en effet quelle est la part des mineurs dans la majorité des faits non élucidés et rien ne dit qu?elle est équivalente à celle des faits élucidés (Aubusson de Cavarlay, 1997). Reste que c?est sur la base de ces données que sont pensées actuellement les politiques publiques. Nous commencerons donc par les analyser, puis nous les complèterons à l'aide de statistiques judiciaires. Enfin, nous nous tournerons vers d?autres types de données qui livrent des résultats différents et confirment notre interprétation principale.
Le tableau I présente l'évolution des mineurs mis en cause au cours des dix dernières années. On y constate que la délinquance des mineurs, telle qu?enregistrée par la police et la gendarmerie, a fortement augmenté (40% en dix ans). S?agissant des infractions dont les victimes sont les particuliers, cette augmentation est constituée de vols (avec ou ? le plus souvent ? sans violence, et sans arme) et de coups dont nous avons vu précédemment, sur l'ensemble des personnes condamnées, qu?ils sont plus nombreux mais de moins en moins sévères [9][9] Nous reviendrons à l'occasion de notre cinquième processus.... Le fait est-il confirmé s?agissant des seuls mineurs ? C?est ce que montre le tableau II où nous comparons les condamnations (pour délits ou contraventions de cinquième classe) pour l'année 1984 (plus ancienne année connue) et l'année 2006 (dernière année connue), sous le critère légal de la gravité des coups mesuré par l'ITT supérieure ou inférieure ou égale à 8 jours. On y vérifie la baisse tendancielle des coups les plus graves et, au contraire, l'explosion des condamnations pour les coups les moins graves [10][10] Le tableau indique qu?il semble que la hausse des délits....
Tableau I: - L?évolution du nombre de mineurs mis en cause pour diverses infractions dans les statistiques de police, de 1996 à 2006.
Tableau II: - Les mineurs condamnés pour coups et blessures volontaires de 1984 à 2006.
De même, cette évolution ne s?accompagne pas d?une aggravation de type criminel des comportements des mineurs délinquants. L?ensemble des homicides ainsi que les vols à main armée ont au contraire reculé entre les deux dates, seuls les viols augmentant fortement parmi les faits criminels, conséquence d?abord de la transformation précédemment analysée du statut de ces comportements.
La question des viols mise à part, l'augmentation des actes violents commis par des mineurs dans les statistiques de police repose donc sur des faits de faible gravité. La question se pose alors de savoir si cette augmentation correspond à une évolution des comportements ou bien à celles des renvois et des poursuites de ces comportements. Les deux choses ne sont sans doute pas exclusives l'une de l'autre. Toutefois, trois éléments incitent à considérer la seconde hypothèse comme la plus influente dans ce mouvement : premièrement l'ampleur du « réservoir » d?affaires enregistrées jadis sur les mains courantes et potentiellement judiciarisables, deuxièmement la nature des suites judiciaires données à ces procédures policières par les parquets, troisièmement les résultats des enquêtes de délinquance autorévélée.
-
Comme le rappellent Robert, Aubusson de Cavarlay, Pottier et Tournier dans leur travail princeps (1994), une partie des faits connus de la police ne figurent pas dans la statistique parce qu?ils ne sont pas transmis à la justice, ne font pas l'objet de procèsverbaux : ils sont seulement consignés sur les « registres de main courante ». Or, dans les enquêtes réalisées par plusieurs chercheurs dans les années 1970, il apparaissait que, tandisque les vols étaient le plus souvent procéduralisés (en liaison avec les problèmes de responsabilité et d?assurance), on rencontre fréquemment dans les mains courantes la relation de rixes, de coups, de menaces au cours de querelles ou de différends (ibid., 34), notamment dans les cadres conjugaux et familiaux (Aubusson de Cavarlay etal., 1995, 44-46). Autrement dit, toute une série de comportements violents, physiques et verbaux, de faible gravité, ne faisaient pas l'objet de plaintes et de procès-verbaux; leur résolution ou leur issue était négociée entre les parties en conflit et avec les policiers qui les constataient. Et, s?agissant des mineurs, ces faits de faible gravité étaient le plus souvent sanctionnés par une simple admonestation policière, les représentants de la force publique faisant en quelque sorte ici l'objet d?une délégation de pouvoir de la part de la justice. On fera donc ici, après d?autres [11][11] Notamment Gebler et Guitz (2003,55) qui écrivent que :..., l'hypothèse que, dans un contexte de dramatisation politique et de mobilisation massive de la chaîne pénale autour de « la violence des mineurs », les policiers ont été incités progressivement à procéduraliser davantage ces affaires et à rendre de plus en plus aux magistrats leur pouvoir d?admonestation, ces derniers recevant de leur côté des injonctions de plus en plus pressantes à limiter les classements sans suite.
-
L?intensification des renvois et des poursuites constitue le but recherché par les pouvoirs publics depuis le début des années 1990, ainsi qu?en témoignent non seulement les lois votées et les décrets pris, mais aussi les circulaires produites par les ministères de l'Intérieur, de la Justice et de l'Éducation nationale, dans le but d?inciter leurs services à intensifier ces renvois et ces poursuites [12][12] Il faudrait produire ici une liste d?une vingtaine.... Au plan judiciaire, ceci s?est traduit par une petite révolution dans les pratiques des parquets, qui ont inventé au cours des dix dernières années ce que l'on appelle la « troisième voie » ou les « alternatives aux poursuites », un ensemble de modes de sanctions rapides destinés au traitement de la petite délinquance et permettant, en réalité, de diminuer non pas les poursuites mais les classements sans suite liés à la faible gravité des infractions constatées. Le tableau III permet ainsi de constater que, de 1998 à 2006, l'augmentation du volume d?affaires traitées par les parquets est presque deux fois plus forte celle du nombre d?affaires supplémentaires amenées par la police et la gendarmerie. Mais dans le même temps, la part prise par les classements sans suite dans l'ensemble des décisions a chuté de 51,5 à 25,7%. Cette évolution s?est donc faite au profit des « alternatives aux poursuites », quasiment absentes au milieu des années 1990, qui représentent en 2006, près de 40% des orientations. Quant aux « rappels à la loi » (une forme d?admonestation), en 2006 ils représentent à eux seuls 70% des alternatives aux poursuites et 28% de l'ensemble de la réponse pénale à la délinquance des mineurs. Et cette évolution se poursuit à un rythme très accéléré.
-
Enfin, le dernier élément amenant à relativiser grandement l'hypothèse d?une forte et récente augmentation des comportements violents des mineurs est fourni par les enquêtes de délinquance autorévélée réalisées auprès des adolescents scolarisés. En France, ces enquêtes sont hélas très récentes et peu comparables entre elles (Choquet, Ledoux, 1994; puis Roché, 2001). La seule comparaison existant entre des dispositifs d?enquête similaires porte sur les années 1999 et 2003. Elle suffit néanmoins à contredire la tendance des statistiques de police puisqu?elle indique que l'évolution générale de la délinquance des jeunes mesurée par le taux d?auteurs (pourcentage de jeunes ayant commis l'acte considéré) fait preuve d?une grande stabilité (Roché, Astor, Bianchini, 2004,11). S?il fallait entrevoir une tendance, celle-ci serait même à la baisse pour les délits les plus graves. Enfin, dans beaucoup d?autres pays occidentaux, ces enquêtes sont réalisées de longue date et permettent ainsi des comparaisons de plus long terme avec les statistiques de police, qui aboutissent au même constat. Par exemple, au Canada, les données policières indiquent comme en France une très forte hausse des actes de violence. Mais les enquêtes de délinquance autodéclarée réalisées depuis la fin des années 1960 enregistrent au contraire une stabilité générale des violences commises par les jeunes. Pour expliquer cette différence, Le Blanc (2003,56-57) met en avant une transformation des valeurs et des seuils de tolérance : la nouvelle rectitude morale face à la violence amène les témoins, les victimes, les autorités scolaires, etc., à rapporter davantage de comportements violents aux policiers.
Tableau III: - L?évolution de la réponse pénale des parquets à la délinquance des mineurs.
L?hypothèse principale sur laquelle nous conclurons cette étude du processus d?incrimination et de poursuite est donc celle d?une intensification des renvois opérés tout au long de la chaîne pénale, conduisant à augmenter fortement le niveau de prise en charge des comportements agressifs, délinquants et incivils de la jeunesse. Mais cette question majeure des processus de renvoi est bien plus large. C?est en réalité celle du contrôle social, dans toute sa complexité : c?est dans le jeu même des relations au sein de la société tout entière que se produisent les phénomènes épars d?exclusion dont une fraction prend la forme du renvoi vers le système pénal, comme l'écrit justement Zauberman (1982,24). Étudier les processus de renvoi vers le système pénal, c?est étudier l'évolution sociale générale, le degré de cohésion des multiples communautés qui le constituent, le contenu des représentations sociales stigmatisant plus ou moins telles pratiques et tels groupes sociaux, les stratégies de renvoi des multiples acteurs et les idéologies professionnelles des acteurs institutionnels (ibid., 32-40). L?analyse mérite donc d?être élargie pour apercevoir un processus beaucoup plus large de judiciarisation du règlement des conflits de la vie sociale.
La judiciarisation consiste dans le fait de recourir à la justice pour régler des litiges, conflits, différends en tous genres. Ce processus est bien entendu favorisé par la poursuite de la pacification des m?urs et directement amplifié par l'élargissement constant de l'incrimination. Mais il est lié aussi à l'évolution des modes de vie en tant qu?ils réduisent les capacités de régulation des conflits interindividuels dans les micro-communautés sociales. L?urbanisation se poursuit en effet essentiellement en raison non pas de l'accroissement de la taille des grandes villes, mais du développement de la périurbanisation, c?est-à-dire essentiellement de l'urbanisation de zones anciennement rurales à proximité des métropoles (Le Jeannic, 1997; Bessy-Pietri, 2000). Mais ce que l'on appelle parfois le « retour à la campagne » ne s?accompagne en réalité d?aucune reconstruction de dynamique communautaire. Au contraire, ces modes de vie urbains et péri-urbains séparent toujours plus le lieu d?habitat familial du lieu de travail (lui-même devenu plus précaire ou plus temporaire, donc moins favorable à l'approfondissement des relations), des commerces où l'on « fait ses courses » (de plus en plus souvent dans des grandes surfaces anonymes) et parfois des équipements scolaires, des loisirs et des lieux de l'engagement associatif. En retour, ils intensifient l'usage des véhicules. Nos lieux d?habitation sont par conséquent toujours plus anonymes. En centre-ville, ne pas connaître ses voisins est courant, l'anonymat est la règle dans les transports en commun et dans les lieux de loisirs [13][13] On ne se sent nulle part aussi solitaire et abandonné.... Quant aux zones urbaines sensibles (ZUS), l'intense et bruyante sociabilité juvénile fait oublier que les enquêtes en population générale y signalent de manière plus fréquente qu?ailleurs un isolement relationnel, une inquiétude et un repli sur soi plus fréquents, en raison notamment du chômage et de la faiblesse des réseaux professionnels, associatifs et même familiaux (Pan Ké Shon, 2005)