Je suis une femme jeune encore

Amel : Je suis une femme jeune encore et je me suis déjà trop longtemps perdue dans des distractions d’un autre temps, je parle mais, pendant que je parle, le temps file comme du lait entre les doigts et tout ce temps se retrouve là, à mes pieds, dans l’herbe ou la terre trop sèche, on le voit encore un bref instant dans un friselis de bulles bleues et soudain, plus rien, la terre ou l’herbe sont un peu moins sèches mais il n’y a plus de lait, le temps a passé et tu es là, sur le bord du chemin à regarder un peu stupidement l’endroit où le lait a coulé et où il n’y a plus maintenant qu’une tache humide ; c’est ça une vie, une tache humide sur la grande épaule du monde, une toute petite tache, comme une goutte de lait dans la poussière…

Voilà, je suis une femme jeune, trop jeune encore pour voir ma vie filer entre mes doigts, ça c’est pour la maladresse des vieux, ils sont trop lents, de l’ "arthriste", des rhumatismes, de l’Alzheimer, ou n’importe quoi, mais ils sont trop lents, la main bien trop agitée et la vie coule dans une pluie de plus en plus rapide de gouttelettes à leurs pieds.

C’est pas ça que je veux, moi, c’est tout le contraire, je veux fermer ma main et offrir mon poing au vent, je ne veux pas disperser ma force ni ma colère, peut-être vaudrait-il mieux que je me taise, comme ma mère et que je rentre les épaules mais alors c’est tout mon corps intérieur qui va devenir fou et mon corps extérieur commencera à se tordre et à grossir et à s’enrouler autour de moi comme un lierre obstiné et c’est pas ça que je veux, moi, c’est le contraire, je veux que mes organes parlent pour moi, je veux qu’ils se déploient comme de grands drapeaux, je veux qu’ils claquent au vent et que les hommes se rangent sous ma bannière, je veux qu’ils adorent mes drapeaux et me le disent sans cesse, c’est ça que je veux moi, et ça, c’était impossible pour ma mère-rossignol !

Badria : Sa vie ou la nôtre, où est la différence, profonde, essentielle, cette différence pour laquelle le monde tournerait autrement, où est-elle ? Dans la violence qui a changé ? Dans l’amour qui est plus franc ? Tu parles ! Dans la répartition des tâches ? Tu parles ! Dans la compréhension ? Rien que des clichés affrontés à d’autres clichés ! Dans le rapport aux enfants ? Autant de divorces ici que là-bas et les gosses aussi paumés avec des parents qui se mettent la tête dans le sable, tu parles !