N’Entrez pas
dans ce lieu
Théâtre - 2008.
(Une scène de théâtre. Un jeune fille, assise sur le bord, les jambes pendantes, écoute, la nuque cassée, effondrée sous les paroles qui viennent. On entend des avions décoller, des trains passer et s’éloigner, des bruits de marches lentes,…)
Une femme bien plantée sur ses jambes nues et désignant le sol, un peu au devant d’elle: N’entrez pas dans ce lieu si vous n’avez ni moyens ni permis d’en sortir, fuyez aéroports et gares sous surveillance, partez par les chemins et restez dans l’ombre des grands arbres, faites silence sur ce qui vous serre la gorge et ne parlez que lorsque vous pourrez vous garantir protections et distance.
Voilà ce bel endroit, penché sur son flanc rose, sur l’Euphrate et ses chansons dorées, sur le soleil couchant et ses vignes serrées, voilà cet endroit large comme la main et accueillant comme des doigts fermés sur une paume sombre, voilà ce bel endroit et comment il se porte, voilà où nous jouons en relevant la tête parfois quand le souffle du taureau nous rafraîchit la nuque, voilà où nous allons en claudiquant et marchant sur une jambe, trop heureux d’échapper au sinistre, au froid et à l’éteint, trop heureux d’être ici, dans l’enchevêtrement des promesses anciennes et des oublis récents, trop heureux d’être ici dans un temps sans chaos ou plutôt sans effroi mais au cœur du désastre, n’entrez pas dans ce lieu si vous croyez encore à ce que vous entendiez quand vous étiez si loin que le son des souffleurs ne portait jusqu’à vous et que les chansons borgnes vous semblaient si heureuses et belles comme le pain sur la table le matin quand la faim vous réveille.
Un homme arrive, qui enlace la femme et prend sa place en la repoussant d’un sourire et d’un bras fermes : N’entrez pas dans ce lieu si vous êtes nus et faibles, Sans voix et sans paroles, confiants dans la sagesse, élevés dans le souci des offrandes communes, fuyez et baissez donc la tête, votre place n’est pas ici, vous êtes des organes, des bras, des sexes, des sourires, des narines bouchées sur la puanteur vague des cités ordurières, vous êtes de la viande qui poussera la viande dans le chariot des ventres à venir, fuyez mais attention où votre pas vous porte, plus loin, c’est le silence ou les chants obligés, le fouet et la main tranchée comme un souffle qui passe, plus loin, c’est l’endroit d’où vous partez pour arriver ici et cependant ici n’est pas ce bel endroit dont vous rêviez dans l’ombre des façades, c’est un lieu opportun où vous serez heureux le temps de vous y faire à cet ennui commun qui se plaît à changer les moulins en farines et se donne pour attraits tout ce qui vous ruinera.
Mais cet endroit est là, à portée du regard, les cartes sont étroites, les mises en garde vaines, les récits abondants, cet endroit est celui qui vous verra renaître et aussi celui où vous serez si seuls que vos enfants bientôt ne suffiront plus à vous garder debout, vous allez vous coucher le long des souvenirs comme on se glisse le soir contre un corps attendu et désiré si fort que le mal vous saisit d’abord au creux du ventre, puis la poitrine, la gorge, encore le ventre et le tout en même temps pour remonter enfin vers le silence et des larmes soudaines que vous reconnaissez comme celles que vous pensiez laisser là-bas au pied froid des façades.
(La femme qui s’était éloignée revient vers le centre du plateau et vide ses poches tout en parlant. Elle jette des objets, mouchoirs, clés,…sur le sol devant elle et tourne lentement sur elle même comme si elle dansait à l’extrême ralenti un flamenco de mort)
La femme : …rien, presque rien, quelque chose qui passe inaperçu au début, presque rien mais quand même la petite fille commence à se rendre compte qu’elle n’aura pas le choix, que décidément elle n’a pas le choix, que c’est déjà trop tard, qu’il va falloir se résigner, accepter que toute cette tourmente ait un visage une voilure et un équipage, que toute cette tourmente frappe de plein fouet la résignation que ses chers parents tentent déjà de lui inculquer, et tu ne feras ni ceci ni cela ma chère enfant et tu ne mentiras point et tu resteras désarmée là où les hommes vont le visage peint des signes de l’impuissance et du mensonge, tu accepteras, petite, de te faire traiter de petite et tu seras ainsi le visage dans tes boucles, le corps dans ses secrets, l’âme dans cette éternelle apnée qui garrotte le souffle des enfants qui ont compris trop vite que le monde qu’ils devront traverser est particulièrement beau et dangereux pour les enfants de tous acabits, petits et forts, grands et faibles, muets et arrogants, habiles et consternés…
Ces tout petits enfants pourraient faire lever le monde comme une pâte fine et légère mais ils grandissent déjà et la pâte s’alourdit, le levain surit, l’air n’est plus subtil et s’effondre par endroits, les petits enfants alors se redressent, leur larynx se détend et les premières phrases montent vers le ciel des dieux qui poussent encore la corne au seuil des désastres et ces enfants parlent un babil de fée et d’enchanteur, …
Petite la jeune fille tournera la tête comme pour dire qu’elle n’en aura plus pour longtemps à écouter les lamentations des vieillards et des repentis, la petite fille prendra ses cliques et ses claques et s’en ira danser ailleurs pour épuiser toute cette tourmente qui est en elle et qui se noue déjà dans l’abri chaud du ventre, elle n’aura plus de respect, surtout pas de respect, petite fille pour ceux qui sans cesse usent de ce mot – respect- et en abusent -respect- alors qu’ils méprisent ceux qui tentent de donner à leurs gestes l’élégance d’une bienveillante nature –respect- voilà l’insulte enfin nommée –respect- et cette ritournelle d’impuissance tourne et moud le grain des pauvres d’esprit –respect- petite fille en as-tu assez pour tout ce que tu sais et qui te vient de loin, de si loin que déjà on s’éloigne à peine a-t-on appris la nouvelle chanson, et te voilà petite fille à nouveau, jeune et belle, la tourmente te prend toujours le ventre mais tu as appris à rire d’une nouvelle voix et tu ris à gorge déployée et ris et ris encore contre ce respect –respect- qui sera un jour et tu le sais le seuil de tes ennemis mais en ce moment tu avances vêtue de ta plus belle colère, jeune fille tu marches vers celle que tu deviendras sans les grimaces de la sagesse et du respect, tu marches lentement crois-tu alors que déjà tu cours à perdre haleine et ta colère est là qui te précède alors que tu la croyais loin derrière dans les abris et les casemates enfumées des hommes assemblés, tu la croyais déjà perdue, cherchant sa place dans le ventre d’une autre, tu l’as voulais ailleurs pour mieux t’alléger et te séparer un peu plus du monde et de ce plomb qui te saisira les chevilles trop longtemps, cette colère que tu ne connais pas encore, qui babille ses imprécations, qui ne remue que de la cendre –respect et cie- mais qui a compris que tu accepterais de l’abriter pour un temps et que ça suffirait à laisser en toi des marques que chacun reconnaîtra plus tard en te disant dans un souffle « calmez-vous jeune fille vous y passerez comme les autres » mais tu ne l’entends pas de cette oreille, tu renâcles déjà, tu t’obstines à ne pas comprendre et à ne pas entendre « calmez-vous jeune fille vous y passerez vous aussi » mais ça ne passe pas, ça obstrue, ça grimace et la phrase en verra de toutes les couleurs, anéantie de bleu et de rouge pivoine, toute cerclée de diamants et de fleurs odorantes, la phrase reviendra peinte comme les petites filles aux allures de putain, la phrase résonnera alors qu’elle est déjà farcie des bêtises communes, elle arrivera jusqu’à cette petite fille qui se dresse sur la pointe des pieds pour éviter le pire qui est de ressembler aux enfants qui font semblant d’être des enfants, donc elle en est là cette petite, le ventre un peu délesté de cette peste ancienne qui traîne dans les cours où vont jouer les enfants, elle avance vers cette beauté nouvelle qu’elle a cru reconnaître et qui est celle d’une femme qui guette déjà sous des airs détachés tout ce qui empêchera sa colère de trouver son orchestre, sa fosse, son public, tout ce qui empêchera un court très court instant le monde de tourner et la jeune fille de faire ses simagrées sans trop y croire mais bon, faut payer son écho à la marche des grands singes, grandir et tirer ses culottes, peigner ses cheveux et agrandir ses yeux, faut arrondir les angles partout où on se blesse et soudain on découvre que tout est émoussé, que la colère s’essouffle, que la terre vomit chaque jour sa coulée d’enfants sages et que peut-être enfin elle, la petite devenue jeune et femme, est tranquillement en train d’oublier que la tourmente est passée sur elle il n’y a pas si longtemps, que la colère exige sa ration quotidienne de taille, de rage et vertu, que la bête a grand faim et qu’il faut la nourrir, que l’ogresse va les yeux vagues et les mains à tâtons dans le fourbi du monde chercher sa nourriture, bêtise, cruauté, entendement et raison partagée…
(La jeune fille s’est redressée et repousse violemment la femme qui tombe à la renverse, elle l’enjambe et se plante droite sur le bord de scène et commence. Peu à peu, elle va descendre dans la salle et parle avec le public dans une sorte de douceur marquée de secousses violentes comme si elle était prise de soubresauts, de saisissements soudains, jusqu’à disparaître dans le fond de la salle. L’homme peu à peu va se rapprocher du corps de la femme étendue et se pencher sur elle, la prendre dans ses bras. C’est une mater dolorosa, une piéta qui se compose lentement…L’homme doit pleurer légèrement pendant tout le texte de la jeune fille, dans un silence total. Tous les autres bruits doivent être éteints.)
La jeune fille : Pour qui vous vous prenez ! Hein ? Pour qui ou quoi ? Des juges, des éducateurs, des merdes oui ! Vous parlez comme le cœur vous le dicte mais votre cœur bat dans un rythme ancien, il se gonfle de très anciens savoirs et vous pensez que vous m’impressionnez parce que je suis plus nue que ce plancher en matière de mots, de belles phrases fort balancées… Qu’est-ce que vous croyez, hein ? Que ce monde si chiadé et tout emmitouflé de sentiments si beaux qu’on en pleure de loin… Hein, qu’est-ce que vous croyez ? Je suis ici, avec ou sans voile, le sexe sans aucune élégance, bonne à bouger mes fesses jusqu’à vous, toujours jusqu’à vous et votre vocabulaire, mais mes armes sont plus violentes, je frappe en-dessous de la ceinture, je tire dans le dos, je hurle quand vous me demandez de la fermer, qu’est-ce que vous croyez ? Que j’en sais autant que vous dans votre égalité si rapiécée que la gale est la seule évidence de votre é-gal-ité ! Qu’est-ce que je peux faire ? Quoi ?
Il y a beaucoup d’enfants morts dans les histoires des hommes et la plupart sont enterrés dans le cœur fragile des hommes et ils ne savent que faire de cette chose là au fond d’eux qui les rappelle sans cesse à eux-mêmes, qui les ranime quand ils se laissent enfin couler, qui les étreint quand ils sentent encore un peu d’amour les traverser, cette chose étrange qu’ils tentent d’oublier de toutes leurs forces et c’est quand elle est en moi, presque inavouée, transparente, qu’elle est la plus définitive mais que faire alors de cette colère ?
Hein, que faire ?
Je suis ici en petite fille…(un long silence) et je me mets à jouer… et ça en fait des raisons, et encore des raisons et des raisons encore…et encore, et encore, de jouer, de jouer, et de jouer encore…
Noir scène, lumière salle.
2008, Europe scène du doute", Colloque théâtral l'UCL pour lequel j'avais écrit ceci, publié dans Marginales....que je lis au micro attentif d'Edmond Morrel
Ma lecture: (Merci à Edmond Morrel!)
http://www.demandezleprogramme.be/IMG/mp3/MARGINALES_Lecture_Daniel_Simon_mp3.mp3