Musique à tous les étages, forte, discordante, ça beugle comme ça vit, chaussures, caddies et poussettes à chaque palier, je monte, j'escalade, je pénètre en intrus, un homme en trop dans ce foutoir organisé, un voyeur de vies en coulisses, sursaut, je vais resdescendre, je m'arrête, j'écoute, je cherche l'origine de la musique de l'étage, ici marocaine, ça gémit et ondule, amour et castagne, passion et trahison, les feux de l'amour universel, en bas c'était Mireille Mathieu, une chèvre en 33 tours, des vieux sans doute, je souffle, me remets en marche, les fenêtres donne sur les toits plantés de paraboles de toutes dimensions, un champ de mélancolie cultivé par des fantômes tristes, encore une marche et l'Anatolie coule dans l'escalier, chants d'allégresse et de renoncement, ça crachote entre deux éclats, ça tournoie, ça se dresse sur les ergots des chanteuses incendiées, j'y suis, je lis le nom sur la porte, je frappe, personne n'ouvre, la musique sans doute, je dois frapper plus fort, j'hésite, c'est pas une façon d'entrer chez les gens, je déteste ça, ce bruit, hors mesure, hors de soi, ces geulantes, ces cris d'enfants en manque, la télé et la radio en écho, je vais m'enfuir, lâchement abandonner, je suis mal à l'aise dans le son du film qui se joue derrière les portes de chaque appartement, je vais redescendre et laisser derrière moi ce champ de bataille de sourds électriques, je me suis toujours enfui des abattoirs climatisés, en prison aussi, ils se servent de ce boucan perpétuel pour désosser les cerveaux sans laisser de traces, je vais me boucher les oreilles et trouver ma place un jour, je la cherche encore, trouver le seul endroit où j'échapperais à la mise en pièces des corps et des consciences de ce partage collectif de l'auto-destruction, du silence pour sauver ma peau, du silence, j'ai connu cet enfer à deux sous à l'internat, ce vacarme d'étable, à l'école aussi, mais le bruit, les cris permettaient de résister à la bêtise violente de l'institution, les polonais eux, je me souviens, se soûlaient à mort pour supporter la promiscuité des logements mal foutus de la recontruction, j'entendais des chahuts, je découvrais des corps affalés qui flottaient dans l'espace privé de la retraite alcoolique, je frappe une nouvelle fois, un peu plus fort, ça a suffi, la porte souvre et la femme me scanne en un instant de la tête au pied, je me présente d'une voix enjouée, entrez, je vous en prie, c'est pour toi Lula, et la femme se retire du côté cuisine, Lula arrive, son enfant endormi, tête sur son épaule, elle fume, on dirait un rite funéraire que je surprendrais en plein office, je regarde la cendre de la cigarette et je me surprends à ne plus voir que cela, cette cendre qui va tomber, mais où, je cherche des yeux un cendrier, j'en vois trois ou quatre disposés sur les meubles, je lui tends les documents qu'elle attendait, son collègue m'a demandé de les lui transmettre, c'était sur mon chemin, c'est avec plaisir, elle me dit de m'asseoir, qu'est-ce qu'elle peut m'offrir, le bébé fait corps avec elle, il dort paisiblement, un café si ça ne dérange pas, non je vous en prie, maman s'il-te-plaît, tu veux bien préparer deux cafés, et elle s'assied en face de moi, la cendre tombe dans le cendrier qu'elle ramène d'une main sous sa cigarette, on parle du boulot, son mari est parti six mois après la naissance du petit, elle attend, il changera d'avis c'est presque certain et il reviendra la queue entre les jambes, c'est souvent comme ça, c'est bizarre les hommes, un peu lâches ne trouvez-vous pas, pardon, je ne voulais pas, en tout cas, pour le moment il est rien qu'à moi, et à maman qui le gâte comme chez nous, coup de téléphone, autre cigarette, je regarde les murs, j'ai envie de fumer moi aussi, me retiens, dois pas m'incruster, une fesse sur le canapé, le café refroidit, je fais signe que je vais devoir y aller, elle me répond désolé, désolé, c'est un de ses amis, je joins les mains en lui faisant mine de me retirer, elle secoue sa cendre sur le sol, le bébé se réveille, elle s'emporte au téléphone, je me recule vers la sortie, une dernière image, maman passe la tête hors de sa cuisine, je lui indique la porte en souriant, elle lève la main vers moi en me renvoyant un sourire, je saisis la clenche, j'ouvre et ferme la porte dans le même mouvement, le palier est calme, je redescends à toute volée, trottoir, je reprends mon souffle, la nuit, je hâte le pas, je rentre chez moi et d'un coup, le bébé apparaît dans la brume sous les lampadaires, il ouvre ses bras comme s'il m'attendait, je m'approche et il s'évapore, un autre sous un proche et un autre encore, des bébés partout, dans le brouillard frais.