L'important n'est pas d'être heureux, encore faut-il que les autres ne le soient pas.
Jules Renard, Journal.
"La Tour infernale" (1974) et "L'aventure du Poseidon" (1972) sont les premiers films catastrophes du cinéma américain, métaphores de l'échec et de la défaite au Viet-Nam, du premier choc pétrolier et symptomatiques d'une jeunesse cassée par cette sale et longue guerre. Le cinéma, et Hollywood, sont particulièrement voraces en matière de tragique, c'est la fonction cathartique du genre, singulièrement développée au coeur de la question de l'Holocauste, puis de la Shoah.
Aujourd'hui, la puissance et la vitesse de la communication, l'ubiquité du regard des hommes créent un autre genre de film catastophe, sans fin, l'actualité mondiale, de minute en minute, sur soi, avec soi, dans son téléphone, sur tous les écrans, la catastrophe et, en collatéral, le spectacle de notre impuissance, du fatum, du destin tragique et médiocre de l'homme moderne, du déclin des forces.
L'avion malaisien crashé en mer, la guerre en Syrie, le terrorisme islamique, l'Ukraine, les meutres en série aux States, les soeurs incendiées dans le coffre de leur voiture, les enfants battus, les soulards assassins, les flics en colère, les famines, la Chine qui étouffe, tout se répand, se répond et je ne connais une personne qui ne dise son malaise devant ce flux de malheur, de catastrophe, de tragique.
Tout événement devient aussi un "fait divers" où qu'il soit. Il est traité comme une composante du flux, insaisissable, sauf par quelques "cinglés" très embarassants pour nos sociétés, le "volontaire", celui qui, réagissant, va au devant de l'Histoire et s'y engage.
Nommons le "terroriste djihadiste" pour faire court, alors que c'est manifestement plus compliqué, et cela pour longtemps. Par ailleurs, il y a les mouvements des Etats, Califas et autres bandes islamistes qui se nourrissent parfaitement de ce flux. Et qui l'alimentent avec professionnalisme. Beaucoup plus rapidement et de façon bien plus efficiente que ne le tentent les Etats opposés.
C'est qu'il s'agit, pour les terroristes, les combattants, d'une guerre virtuelle qui s'enracine dans des fondamentaux inacceptables pour les sociétés civilisées: spectacles de l'horreur associés à des moments de détente, farniente, etc. Bref, tout ce que l'homme "barbare" semblerait désirer: la "guerre pure contre le mal", des émotions fortes et des pauses d'autres jouissances. Cette jeunesse, souvent puritaine et élevée dans le culte de l'image du "jouir à l'aise", connaît ses classiques. "Mad Max" dans les années 80, les Donjons et Dragons, puis les héros cyniques, sont devenus des repères consommés sur presque toutes les chaines. De la guerre et des jeux. Le cinéma, depuis 50 ans, ne cesse ne nous montrer ces images: du pillage au bordel, du massacre au bar, du lance-flammes aux beuveries, de la barbarie à la fête...Notre époque a la mémoire courte, c'est probablement ce qui la caractérise le plus: son discours sur la mémoire et son obsession à oublier, par effacements, bugs, imprévoyance, manque de culture historique, temps fragmenté, égotisme,...
Pour l'homme vide du monde mais toujours touché par les effluves des catastrophes du monde, que faire? La séquence du surf sur les vagues vietnamiennes d' "Apocalypse now" de Coppola, pendant le lâcher de Napalm tout près, à la lisière, est une des scènes les plus fortes du cinéma. Un doublon gagnant: la mort et la jouissance dans la même image-spectacle.
Il me semble de plus en plus inquiétant, si ce n'est évident, qu'une des grandes machineries psychiques et collectives, la catharsis (1) est en train de s'inverser. A la vision de la représentation de l'horreur, cette représentation ne nous met pas à l'abri, par la pitié, de l'expérience directe de cette horreur. Au contraire, la représentation infinie de l'horreur crée le sentiment de la fatigue de soi, du retrait, de l'anéantissement de la volonté, une anesthésie générale devant la douleur des autres (2) dont parlait souverainement Susan Sontag en 2003 dans un de ses derniers essais.
Ce qui s'est passé en une décennie m'apparaît extrèmement intéressant du point de vue de la capacité de l'homme contemporain à produire d'autres "hormones collectives" de réactions au trauma répété ad libitum: le jeu, la distraction. Les jeux vidéos ne sont pas innocemment la plupart du temps concus dans ces univers de guerres ou de catastrophes. Il y a lieu de se jouer de la terreur, de la banaliser, certes, mais de la ridiculiser surement, de la renvoyer à la médiocrité, de la vouloir mineure.
L'autre, l'homme, évidemment faisant partie du lot, le bébé est jeté avec l'eau du bain. Exit la victime, entre en scène le personnage de la victime, l'icône-victime, la trace-victime, et pour être sûrs que nous les reconnaitrons sur les écrans lisses, régulièrement "on" les entoure de cercles rouges, les cibles prises dans le chaos, pour que nous puissions les répérer au plus vite, dès lors que le flux des images est incessant. Bien sûr on peut se repasser en boucle des décapitations, des écrasements, engloutissements, etc. Mais ça, c'est une autre histoire...
Enfin, si on reprend la lorgnette par le petit bout, la répétition infinie des catastrophes avec relances régulières de nouvelles "incroyables", permet à l'homme sans empathie, de s'intéresser à ses contemporains. Il manifeste son émotion dans des lieux communs inusables devant le spectacle de ces "pauvres gens perdus"...Il dit son halluciniation, son incrédulité (Air Malaisie,...), et on peut voir sa "jouissance" d'être toujours là, vivant, échappé au désastre et dévoilant sans cesse les images des victimes pour s'en persuader encore et encore. Il y a peut-être une déception de ne pas en voir plus, donc "de ne pas en être plus".
Cette expérience spéculaire du désastre permet de devenir, par mimesis, par procuration, par réfraction permanente, par imitation virtuelle, un martyr à son tour, "lowcost", anonyme, populaire, vertueux.
Bataille dans "Les larmes d'Eros" ne disait pas autre chose en évoquant son angoisse devant la photographie du "Supplice des cent morceaux" et, dans le même temps, son trouble devant l'apparente extase du supplicié.(3) L'histoire de la peinture nous renvoie elle aussi à cette fascination devant les représentations de supplices infernaux attribués aux saints, martyrs et croyants de toutes sortes. La fonction de la torture en place publique a été, par l'Etat, jugée suffisamment convaicante que pour être pratiquée jusqu'au 19ème siècle, les excutions publiques, elles, persistant en Occident jusqu'au vingtième.
Enfin, à la Révolution française, le théâtre se developpe librement un temps puis, très vite, subit une terrible censure. Le Spectacle principal, la guillotine, va faire se déplacer des foules entières emportant pique-niques et réservant les premières places aux enfants. Il faut que l'éducation se fasse, sous toutes conditions...
1. La tragédie est la représentation (mimèsis) d'une action noble, menée jusqu'à son terme, et ayant une certaine étendue, au moyen d'un langage relevé d'assaisonnements d'espèces variées, utilisés séparément selon les parties de l'œuvre ; la représentation est mise en œuvre par les personnages du drame et n'a pas recours à la narration ; et, en représentant la pitié et la frayeur, elle réalise une katharsis de ce genre d'émotions[1]. http://www.fabula.org/atelier.php?Catharsis
http://robert.bvdep.com/public/vep/Pages_HTML/CATHARSIS.HTM
2. "Devant la douleur des autres", Susan Sontag, Paris, Bourgois, 2003.
(L'un des traits distinctifs de la vie moderne est qu'elle dispense d'innombrables occasions de considérer (à distance, à travers le support de l'appareil photographique) les horreurs qui adviennent dans toutes les parties du monde. Les images d'atrocités sont devenues, par le biais de l'écran de télévision ou d'ordinateur, une sorte de lieu commun. Mais la description de la cruauté a-t-elle pour conséquence d'immuniser les spectateurs contre la violence ou de les y inciter ? Leur perception de la réalité est-elle érodée par le barrage quotidien des images ? Que signifie se sentir concerné parles souffrances des gens dans des zones de conflit lointaines ? Il y a vingt-cinq ans, l'essai désormais classique de Susan Sontag, Sur la photographie, définissait les termes du débat. Le présent livre s'attache à reconsidérer en profondeur l'interaction qui s'opère entre l'" actualité ", l'art et la manière dont nous comprenons la description contemporaine de la guerre et du désastre. On prête volontiers aux images le pouvoir d'inspirer la protestation, d'engendrer la violence ou de produire l'apathie : autant de thèses que Susan Sontag réévalue en retraçant la longue histoire de la représentation de la douleur des autres - depuis Désastres de la guerre de Goya jusqu'aux documents photographiques de la Guerre de Sécession, de la Première Guerre mondiale, du lynchage des Noirs dans le sud des Etats-Unis, de la guerre civile espagnole. des camps de concentration nazis jusqu'aux images contemporaines venues de Bosnie, de Sierra Leone, du Rwanda, d'Israël et de Palestine, ou de New York, le 11 septembre 2001. Ce livre nous parle aussi de la manière dont on fait (et comprend) la guerre aujourd'hui, convoquant nombre d'exemples empruntés à l'histoire et quantité de thèses émanant de sources littéraires inattendues. Platon, Léonard de Vinci, Edmund Burke, Wordsworth, Baudelaire et Virginia Woolf participent tous à cette passionnante réflexion sur la vision moderne de la violence et de l'atrocité. L'ouvrage contient aussi une critique virulente du provincialisme de certains " experts " médiatiques qui dénigrent la réalité de la guerre et substituent à une intelligence politique du conflit un discours désinvolte prônant l'existence d'une nouvelle " société du spectacle " universelle. De même que Sur la photographie nous invitait à repenser la nature de notre modernité. Devant la douleur des autres modifiera notre appréciation non seulement des usages et de la signification des images, mais aussi de la nature de la guerre, des limites de la compassion et des obligations de la conscience.) Fourni par l'éditeur.
3. http://www.desordre.net/textes/bibliotheque/bataille.html