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Je ne sais plus si c’est elle qui m’a plu, ou ce qu’elle évoquait en moi. Mais dans cette grande surface où nous nous sommes rencontrés un après-midi d’été, j’ai senti que je ne sortirais pas indemne de l’incident. Nous nous étions connus quelque quinze ans plus tôt mais nos vies flottaient dans des eaux éloignées... Son nom, persan je crois, Saba, me troublait, sa voix me frappait au cœur, lente, un peu chantante, apparemment fragile bien que je reconnusse sa fermeté. Mais cet été-là, il n’y avait pas de place dans ma vie pour un nouvel amour et j’en avais fini avec les aventures. Je laissai donc Saba partir, nous avions noté nos téléphones et je me dis qu’on verrait bien…

 

Je voyais les années passer lentement du côté des souvenirs et je me retenais de dire cette phrase honnie, « de mon temps », comme si elle allait me condamner à l’instant et m’envoyer dans la tribu des impuissants. Mon temps était tout entier empli de mon angoisse d’en manquer, il filait comme une flèche et je me détendais doucement, l’arc était moins ferme, la cible se rapprochait. Cela me rendait plus audacieux, plus cruel aussi, je ne faisais plus de fausses manœuvres charitables, je tentais de viser juste et me fichais royalement des pleurnicheries de l’époque. Nous dansions sur le pont d’un Titanic sans capitaine. La bêtise avançait à pas de charge et elle écrasait tout sur son passage. Les victimes étaient les mêmes qu’hier, mais en plus grand nombre encore.

 

L’été se termina dans des projets remis à l’hiver et je fis quelques visites à des amis éloignés. J’écrivais peu, je prenais des notes, je faisais des listes, je composais des titres mais en fait, je tournais en rond. J’avais achevé une suite de textes liés au voyage et mon éditeur me disait sa joie de me lire tout en reportant la publication du manuscrit à plus d’un an. J’étais dans de sales draps, j’allais devoir avancer sans garder mes arrières et je détestais ça.

 

Les choses prennent forme quand on s’y attend le moins et les nouvelles de notre vie nous tombent sur le dos comme des ciels encombrés. Des événements, des incidents apparemment mineurs, minables presque, s’accumulent et font lentement basculer le dessin dans d’autres proportions : la courbe se raidit ou la ligne se brise, mais dans tous les cas la vie change de forme et on se retrouve un matin en un endroit imprévu de l’espace, dans un vide ou sur un pic. Rien ne semble changé mais cette transformation nous lance sans ménagement devant ce qui devient notre passé.

 

L’automne n’en finissait pas de jouer les prolongations, le temps restait doux, la pluie nous ramenait chez nous le soir avec une régularité de métronome et les jours passaient furieusement semblables. Je retrouvais mes habitudes, je cuisinais, j’écrivais, je lisais et défaisais le monde avec quelques amis chaque semaine. Je n’avais pas oublié Saba mais je ne sais pourquoi, j’avais l’impression que rien ne pressait. Alors, je pris mon temps, lui envoyai l’un ou l’autre mail, elle mit peu de temps à répondre, on se fixa rendez-vous dans une brasserie entre chez elle et chez moi et on passa  l’après-midi à parler comme si on devait tout se dire avant la nuit.

 

Quelques jours plus tard, nous nous retrouvâmes chez elle, la soirée fut soyeuse comme ses chats, trois félins capricieux qu’elle caressait tout en me racontant la vie de son père, de sa mère, de sa famille dispersée quand elle était toute jeune encore, de son métier, elle était devenue prof ou formatrice, elle ne savait pas ce qu’il fallait dire, et elle en souriait, mais c’était un sourire un peu triste, comme un aveu d’un rêve enfui qu’elle commençait à reconnaître dans le flou du sablier.

 

La nuit fut courte et nous nous promîmes de nous revoir le lendemain.

 

Ses chats étaient toujours aussi hautains et Saba plus belle encore.

 

Nous fumâmes de l’herbe qu’elle conservait dans un pot discret pour d’éventuels amateurs - hospitalité oblige - nous n’étions habitués ni l’un ni l’autre, nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre et les chats nous passaient dessus comme des félins renâclent sur le corps de leur proie.

 

 

(…)

à suivre

 

 

 

 

 

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