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  Imagination et vécu collectif

 

L’imagination, c’est le souvenir d’un vécu éparpillé dans le collectif


 

Imagination et vécu collectif

 

« Nous portâmes des toasts à nous-mêmes, et puis au Sud. Puis nous laissâmes sur cette table nos verres vides et nos serviettes et un peu de notre passé, et la main dans la main, nous sortîmes au clair de lune. », F.S. Fitzgerald, La dernière jolie fille 

 (F. Scott Fitzgerald (début de la première nouvelle extraite de La longue fuite, éd. Rencontre, Lausanne, 1964)

 

Ecrire, c’est rendre justice à ce qui fut du vécu, à ce qui demeure de ce que nous appelons le réel et que nous allons tenter de restituer, de recréer, ou plutôt de « transformer » pour que les événements et l’expérience du lecteur puissent atteindre cet inédit, cet inouï jusqu’alors pour lui. Il aura besoin pour nous « suivre », parfois pour nous précéder dans la co-création de la lecture, de s’appuyer sur des éléments de réel et de vécu à sa disposition comme autant d’antennes pour atteindre ces univers inexistants avant sa lecture.

 

Ecrire, c’est (r)établir le récit d’une histoire sabordée dont il ne reste que des vestiges engloutis dans les souvenirs et le temps. Un lien va faire remonter une partie de l’épave à la surface de la mémoire dans le récit. Et ce lien, c’est l’imagination, cette machine à transformer l’expérience collective en vécu. F. Scott Fitzgerald, dans « La Longue fuite »[1], nous laisse entendre parfaitement cette capacité, ce don,  de l’écrivain dans le décryptage des « lignes de fuite » des personnages ou, plus simplement,  des individus fictifs passés par la cornue de l’écriture pour atteindre l’épaisseur de vécu que certains appellent le « romanesque » et d’autres, le « réel ».

 

Questions de désir, de souplesse, mais aussi de conviction. Je veux ? Je peux ! C’est le propre de l’enfance que de s’imbiber de cette sourde culture du monde sans en refuser les paradoxes, les zones limites, les points de tension. C’est ce rétablissement de notre ancienne connaissance du monde acquise dans l’enfance que nous tentons de réaliser par l’écriture.

 

En nous affirmant que ses personnages (des gens très riches) ne ressemblent ni à vous ni à moi, Fitzgerald met en mouvement ce « vécu » que nous avons, éparpillé dans l’expérience collective, dans cette mémoire collective qui est réside en partie en nous, dans ce savoir non-vécu et cependant expérientiel, que l’imagination seule peut mettre en mouvement.

Nous connaissons beaucoup de la vie des gens très riches par la transfiguration de l’imagination. Par une dynamique systémique fine, nous avons engrangé des millions d’informations de toutes sortes qui nous permettent, si nous sollicitons cette fabrique d’un autre vécu, l’imagination, de comprendre, jusqu’au sentiment d’intime conviction de l’expérience individuelle, la vie de ces gens riches, de ces gens pauvres, de ces baleines en bancs, des abeilles affolées dans les campagnes assaisonnées d’herbicides…

 

Ce sont les Métamorphoses[2] qu’Ovide écrit pour fonder Rome, des récits de transformations des dieux anciens en dieux neufs, ce sont ces récits magiques qui donnent à chaque citoyen romain la liberté de partager l’expérience illustre de la fondation de Rome…

 

La blessure, le trauma, l’accident, le « raccourci » que constitue le drame et ce qu’il nous permet de faire « advenir » à la mémoire, de révéler (dans le sens de la photographie argentique) sont des formes d’activation de l’imagination.

 

Nous savons de nous des positions, des mouvements, certes, mais de plus en plus, nous sommes conscients de notre pouvoir de solliciter à notre demande des « souvenirs » en fonction de la relation qu’il constitue avec le monde et auquel il nous relie. Cette plasticité de la mémoire est une façon de réchauffer ce continent ancien et de lui reconnaître des valeurs archipéliennes.

 

Des bras de mer (de flou, d’immersion dans des expériences plus dérivantes, plus derritorialisées) relient des chapelets d’îles de savoirs, d’expériences, de vies,…L’ubiquité est à notre portée…si nous le décidons, si nous mettons en mouvement ce qui permet cette matière d’imagination.

 

Ce que nous savons, ce qui fait matière et mouvements en nous, les flux dans lesquels nous sommes embarqués, toute cette stratégie dynamique nous permet de choisir « une mémoire », non pas à changer deb mémoire, à ne pas avoir de mémoire mais à choisir le réseau d’organisation de cette mémoire, le fatum se dissipe, nous sommes libres,  et donc seuls, dans des mémoires collectives, aujourd’hui, constituées plus par des mémoires individuelles autocentrées sur des questions de validité, identité etc.…plus que sur des nécessités de fonder des lieux communs de mémoire. Ce qui est en nous, à notre disposition, sans être sollicité en temps ordinaires, est donc pur produit de notre imagination, de notre capacité à fabriquer des effets de causalité, des histoires, des dispositifs, des morales.

 

L’imagination, me semble-t-il, est une façon de ramener à la mémoire un événement que l’on n’a pas vécu (ou certainement pas directement, ou entièrement,…) mais dont on sait suffisamment de choses que pour en faire sa propre expérience. Cette imagination s’appuie donc sur une expérience à côté du semblant de réel passé dans la fiction. Cette imagination appelle à elle pour se développer un carburant qui n’est pas le « réel » mais le « vécu ». Le vécu étant ce qui reste de notre expérience flottante passée par le récit.

 

Il n’y aurait donc pas de vécu sans récit ? Je dirais plutôt qu’il n’y a pas de vécu auquel l’acteur-narrateur peut rendre justice sans récit.

 

Et ce passage par le récit, c’est l’imagination. Ce passage par le récit conditionne la vraisemblance, la vérité, la sincérité, le sentiment de réel du lecteur, …Le récit organise et est organisé par ces fameuses lignes dont parlent Deleuze et Guattari[3]

Ils distinguent trois types de lignes pour tenter de comprendre, et de faire le récit de nos vies: la ligne dure, la ligne souple et la ligne de fuite.

Les lignes dures sont celles des dispositifs de pouvoir. Les lignes souples sont histoires de famille, pensées flottantes, rêveries, paroles légères, secrets de famille,… Et enfin, les lignes de fuite qui rendent compte des véritables ruptures, de celles qui rendent libres, qui nous font échapper aux lignes dures, qui filent dans des territoires en train de se construire pendant notre déportation hors des territoires obligés.

C’est sur ces lignes de fuite que l’imagination s’appuie le plus, me semble-t-il. L’imagination semble être le produit d’une capacité de l’individu à construire des territoires de liberté autres que ceux du pouvoir par exemple, éclairés par les lignes dures.

 

Cette imagination, cette façon d’ouvrir l’imagination n’est pas neuve mais peut-être que notre temps aux compétences variables, où le corps n’a palus le même rôle, la même fonction qu’au vingtième siècle, que le territoire de l’intime de plus en plus « extime » par les effets de réseaux, de copier-coller, de boucles sans fin, de sampling, d’échanges permanents, peut-être que l’imagination aujourd’hui est plus libre qu’il y a cinquante ans. Nous sommes manifestement plus libres de pouvoir nous immerger dans des expériences provisoires, segmentaires, aléatoires même.

 

Nous sommes à même de nous connecter à des champs d’expériences qui éveillent à chaque visite des mémoires latentes, les stimulent, les organisent secrètement.

A notre insu, nous nous construisons bien évidemment une mémoire d’expériences collectives, que nous sollicitons, comme étant nôtre par cette machine molle de l’imagination. Nous refaisons, par imagination, le chemin inverse qui revient du collectif vers le privé, nous rapatrions (du territoire des pères) des expériences dont nous ajustons la validité intime par le récit qui joue et triche allègrement avec les éléments épars que nous connaissons et qui restituent donc leur dimension d’expérience par le récit.

 

©Cet article a été écrit (Bruxelles, février 2013) comme tentative de réponse à une série de questions ou de réflexions exprimées dans le cadre des ateliers littéraires et des ateliers d’écriture que j’anime. Mais il semble aussi que le statut de la fiction est de moins en moins clair pour la plupart de mes contemporains. Vérité, fiction, réel, vécu, …l’imagination est au centre, donc. 


[1] F. Scott Fitzgerald, La longue fuite, éd. Rencontre, Lausanne, 1964, coll. « La petite ourse »

[2] Les Métamorphoses, Ovide, Flammarion, Paris, 1993

[3] Deleuze et Guattari citant Fitzgerald, Mille Plateaux, éd. Minuit, Paris, 1995.

 

 

 

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