Il y a une dizaine d'années, j'ai donné comme consigne de travail à mes étudiants de réaliser un projet à exposer en classe à propos de la représentation, sous la forme qu'ils choisiraient.
Deux étudiantes s'étaient associées pour traquer la poupée Barbie dans ses images, usages et projections... Elles avaient réalisé une vidéo-enquête et une séquence nous présentait des petites filles parlant de leur poupée Barbie. Pourquoi, quand, comment etc...Un plan de la vidéo m'a marqué à jamais. Une petite fille aux grands yeux "innocents" disait son bonheur de jouer avec sa Barbie et ajouta aux enquêteuses "Je sais bien que c'est du jeu, et que maman n'est pas comme ça, elle est grosse, elle ne ressemble pas à Barbie et j'aime tellement ma maman".
Le cliché qui tentait de poindre le nez à propos de la confusion des enfants avec leur Barbie et le monde réel était démonté en une phrase..."Je sais bien que c'est du jeu, maman n'est pas comme ça" et pourtant c'est la plus belle aux yeux de cette petite fille.
Il en va de même avec les cadenas d'amour très probablement mais ce qui me pique c'est l'universalité de ce geste médiéval, magique, ludique et collectif. Des êtres, amoureux, se la jouent "amour éternel". Je ne pense pas qu'un seul couple, attachant son cadenas avant de jeter la clé dans les eaux de la Seine seigneuriale, n'ignore que c'est du pipeau, du jeu, de la mimesis et que l'éternité aujourd'hui est de plus en plus longue, que les rencontres, vertigineuses de pragmatisme, sont à portée de n'importe quel clic d'ordinateur. Mais ce geste tente de les relier au désir d'éternité et le croire est un moment d'éternité suspendu. C'est puissant, tellement plus puissant et fascinant que "l'amour dure trois ans"
Des ponts de Paris croulent sous des tonnes de cadenas à tel point que la Mairie va les faire retirer d'urgence et protéger les sites. "Faites des selfies" est la consigne. Ca ne marchera pas évidemment, puisqu'on fait des selfies de soi aux toilettes, dans le bus, avec son chien, sa perruche...son amant, etc...Donc, pas de magie. Alors que ce cadenas tranforme soudainement le banal en sacré.
L'interdiction des cadenas va augmenter ce jeu de dupe consenti et rêvé. Magnificence du mythe, de l'incantation, de cette fonction du langage que nous connaissons depuis l'enfance "Ce qui est dit existe et ce qui est fait en est la preuve". Ce qui me frappe aussi c'est la beauté du "monument" des désirs, comme une oeuvre de Christo à portée de toutes les mains.
Gageons qu'après les cadenas, si patience est suffisante, ce seront les "poignées d'amour" qui attacheront ces amoureux d'éternité...