Une photograpgie chaque jour. Je m'étais donné cette consigne, regarder longuement une photographie chaque jour.
Je ne souhaitais pas rapporter quoi que ce soit à propos de l'information que donnaient peu ou prou ces photographies mais laisser infuser en moi l'irradiation du cliché, de la prise ou de la pose et de tenter de capter ce qui se passait en l'apparition et la disparition du cliché devant moi et en moi. J'allais au hasard d'Internet, je captais, comme des papillons de pixels dans un filet rétinien, ces images qui flottent, surnagent dans les flux, et disparaissent aussitôt dans l'effacement de la pléthore.
Je devais opter pour deux types de photographies: les fugitives, les furtives, les esquissées ou les appuyées, les martelées, les littérales, les images saint-sulpiciennes de la morale de façade du temps. Les deux étaient également intéressantes, elles me disaient sur l'état des hommes des récits inversés mais omniprésents dans le miroir impassible des écrans.
Je me suis mis à regarder longuement donc. Cela durait une minute à une heure. Cette observation n'avait pas de lilmite précise dans la durée, il s'agissait simplement de résister à la sidération première, à bousculer l'enthousiasme facile qui me saisissait parfois, à commencer à ressentir l'ennui que dégageait l'image. L'ennui était le seuil du dégoût et donc le signe de l'achèvement.
"Un texte est terminé quand il me dégoûte" écrivait Cioran. Je n'ai jamais rien lu d'aussi violent au sujet de la photographie et j'inclus dans l'univers photographique, les plus terribles images rappoprtées de l'extermination des peuples, par exemple. Une images d'horreur, pornographique ou de prétendue beauté vire subrepticement à une stabilté qui glisse ensuite vers une effarante disparition. L'image a pénétré dans la rétine, touché nos lobes de mméoire et d'affect et notre cerveau a "rétabli" l'image à sa stricte mesure: "déjà vu", "obscène", terrifiantes", "bouleversantes"...
Sachant que ces états d'images virent lentement d'un statut à l'autre et que l'ennui, le dégoût, le rejet, ou la banalité de la répétition font de toute image une sorte de fantôme, de spectre, de brume mémorielle. Roland Barthes, dans "L'image fantôme" nous a magnifiquement indiqué cette présence fantômatique de la photographie. Ce qui me semble intéressant à pointer c'est la disparition des fantômes de l'image numérique. Il s'agit alors de rétablir le cliché dans sa matérialité pour que le fantômatique ressurgisse.
Ces photographies ne consolent de rien, ni de l'horreur et de la pitié, ni du désir, ni du besoin d'harmonie. Elles s'évaporent doucement dans la luminescence de l'écran. Le papier argentique contenait une charge intime que le numérique a perdu en cours de route.
Cette densité, c'est probablement la matière, celle de l'image-papier mais aussi celle qui entoure la représentation, les mains, le mur, la table sur laquelle la photographie repose, autrement dit, notre présence au monde.
Ces photographies que je distingue chaque jour dans l'infinité des images du cyber-espace se sont perdues sur le chemin de la matière-présence, elles rendent ainsi compte de leur volatilité et donc, de leur impuissance à relater dans le temps de la durée.
Chaque jour une photographie donc, pour mon compte, ce sont celles qui sont les plus débarassées de sujet qui me tiennent le plus longtemps en éveil. Le sujet distrait, renvoit au logos, au commentaire, à la morale, à un registre d'émotions et de sentiments qui font vite disparaîte la photographie dans le pré-texte. Ce qui me trouble dans ces clichés découpés dans la surface infinie du monde, c'est que ce sont des images sans projet littéraire ( j'entends par projet littéraire, le fait de contaminer le regard par une sorte de récit pré-élaboré par le photographe.) Cela devient alors de la littérature, comme le cinéma reste de la littérature dans la majorité des cas.
Les photographies d'objets, de reliques, de fragments, d'éclats de quotidien, de corps sans regard, de regards en biais (je pense ici à la façon de poser le regard dans les mosaïques romaines, souvent de biais, latéralement, esquivant le regard du regardeur, du témoin, le renvoyant à un hors-cadre.) (1)
Une photographie chaque jour, longuement comme exercice de voyance de l'autre monde, celui qui s'est pelliculé sous la surface visible, celui qui remonte à notre insu. Cette vision de la photographie nettoie alors le regard des images brouillées, sales, défaites, inachevées, construites pour nous aveugler peu à peu.
1.Pascal Quignard, Le sexe et l'effroi, Gallimard, 1994. (puis en Folio)