Jean LOUVET, Théâtre 6, textes réunis et présentés par Vincent Radermecker, AML, coll. « Archives du futur », 2025, 310 p., 28 € / ePub : 14,99 €, ISBN : 9782871681038
Ce sixième, et dernier volume, des « Archives du futur » consacré au dramaturge Jean Louvet forme littéralement le chapiteau d’une architecture lumineuse grâce au travail remarquable de Vincent Radermecker et aux collaborations diverses qui ont participé à chaque publication en dix ans.
Une introduction fine et émouvante de Marc Quaghebeur, qui a accompagné la construction de cette remarquable (re)mise en mouvement de l’œuvre et de la pensée de Jean Louvet, inaugure le volume. Il est constitué de quatre pièces : Comme un secret inavoué, Une soirée ordinaire, La souffrance d’Alexandre, Tournée générale, suivies par Le fil de l’histoire – Pour un théâtre d’aujourd’hui. Vincent Radermecker a réuni et présenté ces textes avec une intelligence de l’architecture temporelle autant que des épiphénomènes de l’éclosion de chaque pièce.
Si les pièces des années 70, 80, 90 sont des œuvres qui développent une dramaturgie de combat fondée sur la lutte de classes marxiste ainsi que sur fraternité et la solidarité ouvrières, les années 2000 étaient plutôt marquées par la déshérence existentielle des personnages, les doutes, les inquiétudes, le sentiment d’une sorte de schizophrénie du réel…Louvet n’a cessé, jusqu’au bout, d’écrire et d’animer le Studio-Théâtre et ira jusqu’à décliner l’invitation de Jacques De Decker à rentrer à l’Académie royale de langues et littérature française… Les heures d’animation du théâtre et celles de présences à l’Académie ne le permettaient pas.
Longtemps, les pièces de Jean Louvet se sont positionnées dans le champ du théâtre-action post-brechtien avec, entre autres, son travail continu dans le champ du théâtre amateur et expérimental, du théâtre prolétarien, plus tard devenu Studio-Théâtre de La Louvière. Elles présentent d’ailleurs une dimension politique mais, très vite, la question de la mise en pièces de l’homme, la mise en morceaux de son humanité, sera un des centres de gravité de l’œuvre.
À l’approche de la fin du 20e siècle, alors que le 21e siècle se dessinait avec une puissance néolibérale qui ne cessait d’augmenter, l’auteur en vient à se consacrer à des pièces de plus en plus centrées sur des individus littéralement désarticulés, ne sachant plus où ils sont ni où ils vont, alors que, comme l’affirme l’écrivain américain Jeremy Rifkin dans L’âge de l’accès, « être déconnecté c’est la mort »…
On pourrait évidemment rétorquer aujourd’hui que c’est l’hyper-connexion qui tue. Louvet a connu les prémices de ce temps phagocyté et y a vu se profiler l’avenir. Ce sixième volume de la formidable entreprise menée par les archives du futur sous la houlette précieuse de Vincent Radermecker nous rend compte avec précisons et nuances de ce trajet.
Le volume se clôture par une longue réflexion de l’auteur intitulée Le fil de l’histoire où il développe, lors d’une conférence donnée à la Chaire de poétique de l’Université catholique de Louvain en 1986, à l’invitation du Professeur Michel Otten, un long texte « bilan et perspectives »… Celui-ci, comme tous les autres textes de l’auteur, a été tout d’abord publié aux éditions Lansman.
Les solidarités ouvrières se sont délitées, l’internationalisme s’est mué en Monde global, la lutte des classes, qui nourrissait la plupart de ses pièces, si elle n’a pas disparu, s’est alors muée en une tentative politique et poétique de mettre en jeu la souffrance de la terrible invisibilité, et de la marchandisation de la culture et des idées. On y entend les inquiétudes de l’auteur et la clairvoyance d’un intellectuel assailli par la défection des analyses et l’apparition d’une sorte de brouillard idéologique rendant bancale toute mise en perspective du réel, du monde du travail de plus en plus complexe, et des relations humaines. Il voit aussi se défaire la place des intellectuels, si importante depuis le début, dans son travail dramaturgique.
Dans l’espace de ce nouveau gouffre intellectuel, culturel, esthétique du 21e siècle, Jean Louvet a creusé des situations, des rapports de force dramaturgiques qui se sont concentrés de plus en plus sur l’homme divisé, arraché à cette fraternité des hommes qu’il nomme si souvent à travers les rapports de personnages jusque dans les didascalies des pièces. C’était pour lui une des composantes essentielles des rapports de résistance et de lutte du monde du travail et de ce qu’on appelait encore au 20e siècle, la classe ouvrière. Peu à peu, cette fraternité s’est diluée dans le monde global et on pense ici à un autre dramaturge, Michel Vinaver, qui n’a eu de cesse de traquer cette désescalade.
L’œuvre de Jean Louvet frappe deux tambours opposés : l’utopie et le désenchantement. Il n’a cessé de tenter de mettre en perspective et de rendre lisible sur la scène, pour les spectateurs et les lecteurs, ce qui, du monde, apparaissait comme brouillé, inique et même dégoûtant… S’il s’est éloigné de son théâtre de combat politique, il s’est consacré surtout à tenter de déchiffrer un infernal entremêlement des idées, des désirs et des désespérances des hommes et des femmes de ce temps. Il a rendu compte de la difficulté des nouvelles générations, littéralement écartelées dans un monde opaque, et gageons que ses pièces, tant qu’elles seront lues et mises en scène, pourront accompagner l’élaboration de nouvelles stratégies de résistance de notre temps.
Mais ce qui apparait aussi, et qui ne cesse d’éclairer l’homme et l’écrivain Louvet, c’est son amour de la vie, cette profonde générosité qui était son moteur central. Il aimait les embrassades fraternelles, les échanges, les lectures et tout ce qui dans l’homme donne à espérer de l’homme.
Daniel Simon