Béatrice RENARD, Sauf quand elle danse, Murmure des soirs, 2025, 280 p., 22 €, ISBN : 9782931235287
Après son roman Cavales paru en 2021 aux mêmes éditions, Béatrice Renard, historienne de formation, dans son roman Sauf quand elle danse, n’hésite pas à nous faire descendre, avec un talent romanesque consommé, dans la terrible histoire d’un pianiste centenaire, abandonné à sa naissance par sa mère Suzanne. Celle-ci, détruite par le massacre de sa famille lors de l’occupation ennemie à Liège pendant la Première Guerre mondiale, est désarticulée, littéralement jetée hors d’elle par ces temps obscurs. Pour survivre, elle a choisi la danse comme façon de tenir debout, une manière de résilience pulsionnelle. Cet art premier, cet art sacré, cet art qui engage tout entier le corps et l’esprit de la danseuse.
(…) Suzanne tournoie, prise dans un typhon, elle se lève au-dessus la terre. Elle n’est pas toute seule, elle donne la main à Isadora Duncan presque nue et Ida Rubinstein qui porte un costume d’infirmière. Noir. (…)
Elle danse, elle danse, elle danse mais, dans les affres de ce temps violent et de son expérience terrible, elle abandonne son enfant nouveau-né dont elle ignore qui est le père. On imagine la vilenie de son expérience pour qu’elle en arrive à cette fatale décision. Tant qu’à abandonner, autant quitter le sol des malheurs : elle traverse l’Atlantique pour rejoindre le Canada où elle espère trouver du travail mais aussi pour tenter de retrouver un soldat québécois à Montréal qui combattit aux côtés de son frère disparu dans les tranchées.
Cet amour dont elle est remplie et qui l’a détruite autant qu’il la porte constitue le cœur, le moteur de cette œuvre forte. C’est ce fameux « point aveugle », par où tente de passer la littérature afin de nous faire voir ce que nous ne pouvons apercevoir du réel. Sauf quand elle danse apparait comme un récit éclaté qui tient tout autour de la même obsession, se reconstruire, échapper à la dissolution que les fracas de l’Histoire ont provoquée. L’autrice fait une œuvre polymorphe et singulièrement centrée autour des émotions les plus fortes.
Béatrice Renard connaît bien le Québec pour y avoir séjourné lors d’une résidence d’écriture (elle a reçu le prix Québec-Wallonie Bruxelles 2011). Elle a su éviter, dans ce roman foisonnant, le piège de la position victimaire. C’est, à l’évidence, un roman de combat, un roman d’exploration de ce qui est le plus enfoui en nous, dans une langue tout en retenue et en même temps marquée d’une forte sensualité. L’autrice saisit l’histoire à la gorge pour lui faire rendre compte de cette expérience de l’abandon et de la (re)constitution, de la rencontre et de la reconnaissance qui fut celle de tant de victimes des époques de guerre.
C’est à une odyssée à l’envers, que nous convie l’autrice, un périple contre les fantômes de la culpabilité et, dans le même temps, à la reconnaissance de la souffrance de cette femme, et de ce vieux pianiste qui ne cessera, en traquant les traces, en extrapolant le réel, de tenter de reconstituer la vie de sa mère et de sa tragique existence. Ce faisant, c’est lui, évidemment, qu’il reconstruit en tentant de mettre en forme l’informe de cette vie spectrale. Passionnant !
(…) Narcisse Courtejoie fut retrouvé sans vie le matin du 21 novembre 2023, les mains serrées autour d’une peau de chamois cramoisie, il avait succombé à un arrêt cardiaque au cours de son sommeil, paix à son âme, le Boléro de Ravel tournant en boucle dans des écouteurs vissés à ses oreilles. Il avait cent-quatre ans.
Daniel Simon
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