J’avais vingt ans et je voulais me plonger dans l’Histoire comme d’autres se jettent dans les flammes. John Le Carré, Ian Fleming, Samuel Fuller, plus que Trotski ou Lénine étaient mes guides. Je ne me l’avouais qu’aux heures flottantes de l’aube, quand la vodka ouvrait en moi des champs d’émotion que je m’empressais d’oublier le petit matin.
Le Mur était toujours debout et protégeait chaque camp de sa réalité. La guerre froide ronronnait entre menaces et injures, trahisons et assassinats masqués Un ami polonais m’avait un jour tendu, sourire en coin dans sa belle moustache noire, la photo d’un motard couché sur sa machine, la pédale effleurant à peine les parois de bois du cylindre d’entraînement, le visage dur, froissé par l’effort... « Tu vois, camarade, c’est ça le socialisme : toujours plus près du sol, toujours plus vite, à la limite de l’équilibre… Mais la pédale va un jour accrocher le bitume et ce sera la fin... Dans la liesse populaire et des orgies de bière et de saucisses... ».
Juliusz s’est mis à rire en nous servant une nouvelle vodka... Je ne trouvais pas ça drôle. A la fin de la nuit, je décidais de vérifier la course des motards au cœur du stade : à Moscou. Le monde semblait intéressant, l’Histoire mettait tout en pièces. C’était un âge bête, élémentaire, satisfait de mensonges, à l’abri des paris de l’intelligence. Chacun marmonnait ses évidences en roulant des yeux et comptant ses morts.
Nous croyions connaître, pour l'avoir écrit et visionné tant de fois, le film de ce qu'il nous plaisait d'appeler notre aventure. Oui, j’allais aller au cœur du stade, dans la maison de l’ennemi, j’allais à Moscou… A Moscou! A Moscou !
Cette décision que nous communiquions à qui voulait l'entendre nous enfermait déjà dans l’inquiétante beauté du voyage. Partir à Moscou, c’était pénétrer dans le Palais des Glaces. On ne savait comment en sortir et nous butions contre notre propre image alors que nous croyions franchir enfin la dernière porte. Un chapelet de recommandations se dévida peu à peu pour nous. Le froid... Nous devions nous protéger de l’hiver russe et du charme glacé de Moscou. Mon ami polonais me décrivait des souvenirs de voitures enneigées, perdues hors du circuit des routes, les occupants gelés au volant, des rails traversant la plaine dégagés au lance-flammes... Le froid peu à peu s'installait en nous comme semblait brûler chez nos compagnons la joie d'en être écartés définitivement.
A force de l'entendre cité, décomposé dans tous ses effets, insulté (crachats à chaque coup sur le pavé bleu du bistrot), nous vivions déjà dans sa hantise (ni peur, ni désir particulier, si ce n'est le très petit, tout petit regret de ne pas avoir été pris au dépourvu et d'avoir été avertis trop tôt des épreuves que nous réservait le voyage). Nous étions possédés par l'idée que le froid, que nous craignions sans l'avoir jamais vraiment éprouvé, nous envelopperait de façon crue et obscène. De telle sorte que notre corps, souffle et sang mêlés, ne pourrait s'y soustraire et que nous allions nous soumettre.
Nous étions certains de notre prochaine capitulation. Notre défaite ne faisait pas de doute, nous la savions inévitable, convaincus que la triste distance que nous mettions entre le monde et nous, des filtres que nous placions entre nos actes et l'image de nos actes ne suffiraient plus à nous protéger. Ce qui nous excitait, c'était plus l'incertitude des lieux, moments et conditions précises de notre engloutissement que ses circonstances que nous prévoyions misérables. Nous avions peur, nous nous savions veules et sans vigueur.
Mais quel allait être le tracé, le parcours de la déréliction? Comment allions-nous nous perdre ? Quelles seraient les limites de notre lâcheté ? Cela seul nous importait, connaissant de longue date notre incapacité à faire front, nous avions rassemblé nos dernières forces dans l'accomplissement de cet itinéraire pour toucher le désastre du doigt et nous y perdre enfin. Nous allions écrire l'herméneutique du lâche.
Moscou était sale et somptueuse, aveugle et sourde, lucide et tourmentée.
Ça a changé, en mal, c’est pour ça qu’il fallait aller à Moscou, Duda, Buca,…
Lisbonne, 2000