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Luc DELLISSE, Le sas, Traverse, 2019, 160 p., 16 €, ISBN : 978-2-930783-31-4

Dans son dernier opus, Luc Dellisse nous embarque dans vingt voyages entre les mailles du tissu de l’existence. « Parfois la banalité du quotidien se lézarde. Une ouverture se dessine. » Un sas, mais un sas particulier, de ceux qui ne permettent pas de retour : si votre curiosité vous emmène dans cette direction, il n’y aura pas de retour possible. Vous serez happé par l’aventure, et ne serez plus jamais le même. Vingt micro-nouvelles, denses et ramassées jusqu’à l’essentiel, constituent ce recueil, d’une grande cohérence : toutes proposent une échappée, et toutes semblent animées par le même souffle – une narration à la première personne dont il n’est pas impossible de penser qu’il s’agit d’un personnage unique. Un homme, qui a déjà beaucoup vécu, mais qui est toujours prêt à s’étonner. Un séducteur. Un promeneur. Un écrivain. Trois activités qui se confondent et génèrent chez lui une attention minutieuse à son environnement. C’est cette attention qui lui permet d’apercevoir les Sas.

Suivons-le. Suivons cet homme qui chaque année retrouve la même amante anonyme dans la chambre feutrée de son séjour de sports d’hiver. Suivons-le quand il évoque son enfance et les histoires qu’il racontait au lit à une jeune orpheline, apprenant sur l’oreiller les rudiments du métier d’auteur. Engouffrons-nous avec lui dans les failles du quotidien. Là où les femmes d’ouvrage déjouent les clichés. Là où les rendez-vous manqués peuvent devenir des débuts de romans. Là où l’on se réveille en pleine nuit sur des femmes qui déambulent avec les yeux vides et un couteau à la main ; là où l’on doit résister à l’héritage des parents morts ; là où un inconnu dans un bistro ouvre brutalement le livre de notre vie.

Les nouvelles fonctionnent sur ce schéma de fuite, et si chacune a sa vie propre, on ne peut s’empêcher de les relier et de les lire comme des pages d’un album. Et, au fil des récits, un autre sas se dessine, une autre faille : celle qui lézarde l’apparente assurance du personnage-narrateur, et qui dévoile une fragilité qu’il n’ose pas dire.

Le style est simple, limpide, va droit au but, et s’il épouse sobrement la banalité qu’il décrit et mène le lecteur comme un ami vers ses aventures, il ne néglige pas non plus l’élégance étudiée du personnage narrateur. En témoignent les assonances discrètes, savamment distillées : « La réserve de café, pleine de dosettes plus précieuses que des pièces d’or. Je bénissais Bélinda. » « En moi, il avait reconnu un outsider de sa sorte. » Quand il ne s’agit pas de possibles contrepèteries : « Mais je n’avais pas le cœur d’un vaincu ». Car bon nombre de textes laissent filtrer une ironie douce-amère qui participe à craqueler l’image de solidité du personnage, qui se moque discrètement de lui-même, et souvent le lecteur peut observer ses déchirures, le petit enfant qui souffre derrière le masque.

On dit que dans les livres de Luc Dellisse la réalité et la fiction entretiennent des rapports ambigus, et qu’il pratique volontiers « l’autobiographie romanesque » : c’est dire si la fiction lui permet de dompter les aspects de son existence qui lui échappent. Dans Le sas, il nous offre une mise en abyme de l’évasion, et la part de réel et d’invention nous importe peu, puisqu’elle nous permet d’accéder à la couche plus profonde : l’émotion.

Nicolas Marchal

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