Alex LORETTE, Les grandes marées, Lansman, 2024, 76 p., 12 €, ISBN : 978-2-8071-0409-9
Dans une écriture « caméra sur l’épaule », Alex Lorette, qui est déjà l’auteur de plusieurs pièces et vient de recevoir le prix Charles Plisnier théâtre, sait créer une intrigue sourde, faire monter les conflits, laisser entendre les reproches qui couvent entre les personnages. Ici, encore dans sa dernière pièce en date, Les grandes marées, il plonge dans le conflit des générations poussé à l’extrême, comme une fin d’époque explorée par un père et son fils.
Une nuit, il n’en peut plus, c’est le père, il sort de chez lui au milieu de la nuit et roule sur l’autoroute, puis, soudain, la quitte et se dirige vers l’appartement de son fils. Il roule sans idée particulière en tête, si ce n’est qu’il a vieilli, que son fils est parti et que, entre eux, c’est, apparemment, la grande glaciation…
Il sonne et le fils l’accueille en maugréant, lui qui habite un dernier étage sans ascenseur, parce que c’est moins cher, dit-il… Rien n’est prévu entre eux, mais la rencontre est inévitable et le père se réjouit de revoir son fils, comme ça, sans raison…
Un fils, qui semblait sur le départ (il préparait un sac de randonnée), et qui devient, à l’instant, agressif. Très vite, il accusera le père d’être un « boomer », aujourd’hui une des pires insultes qui soient, semble-t-il, pour la génération du fils. Et les insultes et reprochent pleuvent, peut-être un peu trop pour rendre ce fils entièrement crédible… Il ne sait plus où il en est et l’héritage de la génération du père, il n’en veut pas ! Elle est responsable de tous les maux et la litanie reprend… Le père, lui, tance son fils et lui reproche amèrement d’être un feignant. C’est la lutte des classes… des générations dans sa plus haute intensité… La Grande Muraille s’est hérissée entre eux et, sur le ring de la rencontre, le combat est émouvant, déchirant et pitoyable pour les deux protagonistes.
Dans ces affrontements, les reproches du père et du fils déploient, dans une relation de cruauté douloureuse, un état du monde où chacun souffrirait de ces irrémédiables dogmatismes que produisent les non-dits et les échecs anciens. Le père n’esquive pas les malédictions lancées par le fils qui annonce qu’ « être enfant unique, ça devrait être interdit »…
Et la tension monte, on peut craindre le pire, une violence qui exploserait de façon fatale ! Mais l’auteur pratique ici une écriture comme un bloc qui éclaterait sous la pression de l’incompatibilité des temps et des générations enfermées dans leurs illusions et leurs lieux communs.
Dialogues, monologues croisés, adresses au public, tous les moyens dramaturgiques mis en jeu par Alex Lorette font de cette pièce une sorte de polar en réquisitoire… Mais le théâtre ce n’est pas la vie, c’est sa représentation en grande intensité, dans toutes ses interprétations. Ici, on entend bien, dans l’excès et la radicalité de l’écriture et des positions politiques des personnages, qu’il s’agit bien d’autre chose. Il s’agit de mettre à nu des vies en permanentes instances d’échec et de trouver, peut-être, les moyens de donner un sens à ce qui apparaît comme une grotesque tragi-comédie sans issue.
Daniel Simon