La bibliothèque de l’amour
Tant et tant de lectures pour approcher le mystère non encore consommé de l’amour, du sexe, de la chair, des étreintes et de la volupté. Tant de livres lus hâtivement pour y découvrir le secret. Tant de livres abordés au nom d’un honnête projet et qui, je l’avais appris vaguement en lisant par-ci, par-là, recelaient des scènes où la jouissance était enfin livrée crue, telle que je me l’imaginais, c’est-à-dire toujours en-deçà de la magie des corps effondrés dans le plaisir odorant des combats. Tant de livres officiellement oubliés, leur seule fonction fut de m’accompagner dans la reconnaissance de mon sexe mais ils traînent toujours dans le coin de ma tête et j’aime comme un punissable enchantement rencontrer celle ou celui qui découvrit les évidences de son sexe dans le même texte. Le moment est rare et propice à l’amour ou à ses déclinaisons infinies. La liste de ces livres est longue pour dire ce que l’on ne peut prononcer : baise, foutre, jus, queue, con et toutes ces magnificences de la langue…quand elle est bien placée…
La bibliothèque des morts
Comme l’amour, la mort est le deuxième œil de ma bibliothèque. Elle rôde dans les grandes œuvres qui nous tiennent la nuit et nous refoulent jusqu’au matin, épuisés, lessivés par la puissance des évidences monstrueuses. J’ai tout appris de cette putassière rien qu’en lisant et ca a été probablement une des fonctions premières de la littérature pour moi, me frotter au corps glacé des souffles qui expirent, aux chairs qui se défont et aux âmes qui s’effondrent. La mort rôde dans chaque livre, c’est le cœur de tout récit qui tente de la déjouer en la glissant dans les plis des personnages qui vident leurs poches soudain et s’écroulent. La mort est partout, elle ne rôde pas, cette expression est bête, non, la mort supervise, observe, accompagne, admire, valide, organise, étreint, éblouit, étonne, tétanise, relie, accomplit afin ce que le récit en accueille dans un autre, indicible et que nous entendons d’abord dans les histoires des hommes. Il y a enfin la bibliothèque que nous allons laisser, dont nous héritons, que l’un ou l’autre nous lègue, qui transporte le mort jusqu’à notre fin dans les pages qu’il nous invite à feuilleter pour l’entrapercevoir au détour d’un bouquin qu’il aima. Et puis bien sûr, il y a aussi celles qui nous disent, après le passage du propriétaire dans l’autre monde, quels crétins ils furent de consacrer de la place à telle ou tel qui publia dans la vitesse des vivants ce qu’aucun mort en bonne santé ne perdrait son temps à lire…
La bibliothèque qui rétrécit
Il avait beaucoup lu. De vastes rayons de livres usagés encombraient son appartement. Il avait consacré des fortunes à se fournir en livres comme d’autres en alcools, en drogues ou en rencontres douteuses. Il était envahi et son âge lentement lui soufflait à l’oreille « dégage, fais place, laisse-toi faire par le vide qui est le seul endroit qui tienne, abandonne… ». Il entendait ces voix en lui qui l’instruisaient minutieusement de sa fin approchante et que les livres, un jour, au détour d’une phrase banale, une phrase de trop, ne parvenaient plus à faire taire. La bibliothèque avait fait son office. Il était temps maintenant de penser à s’en séparer, volume par volume comme les adeptes des séparations éternelles ou d’un coup, un coup de téléphone souvent, et le bouquiniste passait, soupirait, déclarait que ça ne valait rien et emportait finalement le tout pour une bouchée de pain. Mais la vie est bien faite et la mémoire faillit. D’années en années, il ne se souvenait ni du titre, ni de l’auteur, ni des histoires déposées au fil des pages. Il ne se souvenait vraiment que de son plaisir à avoir lu ce livre-là et pas un autre. Il se fichait finalement de ce qui se passait, ce qui lui importait, c’était les traces que ça laissait en lui. De ces traces il ne pouvait se passer. Un jour, la mémoire s’étant magnifiquement défaite, il ne garda plus qu’un seul livre qu’il relisait le lendemain du jour où il le fermait pour la énième fois. Et toujours la même satisfaction : il ne se souvenait de rien, de strictement rien si ce n’est du bonheur d’être passé par là. La bibliothèque avait rétrécit comme la peau de chagrin des souvenirs. C’était une bibliothèque idéale qu’il avait constituée au fil d’une vie, un seul livre éternellement relu et qui renvoyait tous les autres à la belle amnésie des lecteurs heureux.
La bibliothèque interdite
Avant c’était l’enfer, ou les caves, ou les réserves ou le silence. Mais ça, c’était avant. Les enfers ont disparu peu à peu des bibliothèques et occupé la rue, les conversations et les sites divers. Ces enfers sont froids et offerts à tous vents. Ils ne nous disent rien du désir et de la découverte mais sont ouverts à quiconque veut renifler un peu le parfum des interdits communs. Les bibliothèques seraient aujourd’hui des lieux sans transgressions ? C’est à voir…Le sexe ou les textes délétères des idéologies funestes ne sont plus les matières du diable mais plutôt la bien-pensance, les quotas égalitaires (« Un pourcentage x de livres de telle communauté nationale et autant de telle autre » réclamait récemment une association posée contre toute discrimination), les livres vides et parfaitement marchandisés, les lieux communs de la consommation, … Dans la bibliothèque, des corps viennent se reposer du dur récit du dehors, ils s’abandonnent un temps dans la proximité des livres offerts à la curiosité du passant. Et d’autres corps se matérialisent alors dans cet intermède silencieux, le corps des autres, le corps des morts, les corps anciens, les corps rêvés, les corps monstrueux, les corps célèbres, les corps démembrés des rescapés de la théorie infinie des massacres et des génocides à répétition, tous ces corps prennent place furtivement dans la bibliothèque et parfois il m’arrive de quitter les lieux précipitamment tant ces spectres prennent de la place dans l’espace apparemment pacifié de la bibliothèque.
Cortex et téléchargements
La bibliothèque dans le corps. La bibliothèque dans la viande même du lecteur, dans ses organes, ses flux et ses humeurs, la bibliothèque produite par la chair et le temps, voilà la bibliothèque à venir, un récit qui se confond avec la matière vivante du lecteur. Cette bibliothèque n’est plus un lieu mais un flux qui traverse le corps palimpseste. Elle est infinie et ininterrompue, elle est partout, dans le cyberespace, dans les téléchargements, dans les podcasts, les téléphones portables, les bornes interactives, elle est dans les réseaux et devient rhizome et non plus lieu essentiellement. Dans la bibliothèque d’aujourd’hui, ce sont des flux rassemblés et connectés qui sont offerts, dans des matières diverses et offrants des vitesses multiples de lectures. Le flâneur est servi autant que le branché. L’image est fixe ou mobile, le texte mat ou pixellisé mais partout le monde circule dans sa matière fictionnelle qui est la seule offerte aux hommes d’aujourd’hui pour entendre et dire ce qu’ils ne peuvent prononcer au nom de leurs croyances. Georges Pérec se demandait comment classer sa bibliothèque et imagina des infinités de logiques et de prescriptions. Celle qui me convient le plus, finalement, c’est celle des récits fragmentés et reliés au fil d’une vie par l’essentiel (utile/pas utile) qui se maille à la surface du cortex. Elle s’alimente seconde par seconde de nouveaux textes, de nouvelles matières en broyant dans l’oubli les vestiges de la bibliothèque inemployée. De tous les classements dont j’ai tenté l’usage, finalement, ce sont les émotions, les sentiments reliés qui forment des îles reconnaissables dans l’archipel de la mémoire. Je passe de l’une à l’autre dans des gués de plus en plus étroits. Les souvenirs se resserrent autour des exigences premières, les textes s’épaulent, les phrases se soutiennent les unes les autres, le texte se recompose dans un archi-texte qui fait, au bout du compte le récit singulier que l’on souhaiterait léguer au suivant au moment du dernier souffle, comme le faisaient les hommes-livres de Ray Bradbury qui expiraient en racontant l’histoire du livre qu’ils étaient devenus en tentant de le sauver des flammes et de l’oubli…