Un coup de cœur du Carnet
Alain BERENBOOM, Clandestine, Genèse, 2023, 248 p., 22,50 €, ISBN : 978-2-382010-235
L’Histoire est toujours une surprise, elle ne se répète jamais à l’identique et a besoin de romanciers, d’écrivains, d’historiens pour piéger les paresses des comparaisons. Alain Berenboom pratique, dans une joie communicative, un art rare : celui de fouiller, de déplier et de scruter le Grand Récit par le prisme des personnages qu’il a construits de roman en roman, à partir d’une qualité nécessaire à tout véritable écrivain, l’ironie.
Dans son dernier roman en date, Clandestine, l’écrivain s’attache à une période glaciaire de l’Histoire de l’Occident (et du Monde) : le temps sombre, crédule et obscène à la fois qui suivit la chute du Mur de Berlin.
Nous sommes dans Clandestine au début du 21e siècle, à Bruxelles, dans un temps bouleversé de guerre froide soudain réchauffée, de guerres civiles et attentats de toutes sortes. Les grandes migrations ont été un des effets immédiats de l’après communisme dans une globalisation des intérêts d’État et des oligarques de tous bords. Une courroie de transmission essentielle dans la mondialisation : l’espionnage.
Alain Berenboom, avocat et romancier, a toujours pratiqué une littérature de l’engagement, celui du dévoilement des couches les plus ensevelies de notre Histoire. On le sait aussi passionné de cinéma et, réunissant encore ici ces qualités jubilatoires, il nous fait des clins d’œil réguliers dans un montage narratif qui use de la tragi-comédie, du réel ironisé, d’une sorte de burlesque que recèle toute vérité. Il y a toujours chez l’auteur une attention extrêmement fine au ratage de tous bords et aux ratés de toutes extraces.
Nous sommes à Bruxelles, en 2005, l’année de l’accession au pouvoir présidentiel de Vladimir Poutine. Iulia, une jeune Russe, vient de s’échapper de façon cocasse et audacieuse du Centre fermé et de transit le Caricole, près de Zaventem où elle est en détention après avoir été arrêtée à l’aéroport pour des questions de papier (elle vient d’Israël) et risque d’être expulsée vers Moscou où le Mossad et le KGB ne font pas bon ménage. Grâce aux réseaux toujours actifs dans ce genre de Centre, Iulia cherche un abri et aboutit chez un avocat bruxellois, Cyrille Biederman, qui lui propose, contre toute déontologie mais en toute logique, de l’héberger chez sa mère, qui accepte volontiers. Elle n’oublie pas son passé d’émigrée russe. Il se fait que la mère de Biederman perd un peu la tête car ce rôdeur d’Alzheimer l’a saisie par le bout du cœur. L’auteur nous offre des scènes fortes et frémissantes d’humour autour de cette maladie comme métaphore de notre époque.
Le lecteur apprend de scène en scène, de chapitre en chapitre, le passé et l’activité de la belle espionne Iulia, de l’ami d’enfance retrouvé de Biederman, Errol, qui aurait été aussi un des employeurs de la troublante et équivoque Iulia.
De page en page, l’Histoire ouvre les portes à la fiction de telle sorte que l’auteur, féru de mise en scène cinématographique, nous livre un montage de séquences romanesques en modifiant sans cesse la hauteur de la caméra et la profondeur de champ des situations.
Avec Alain Berenboom, on voyage sans cesse, et dans cette Clandestine, les décors de ce roman d’espionnage, d’aventure, de mystères de famille et de clandestinité, l’émotion affleure sans cesse, comme dans un film de Billy Wilder, comme un écho de la comédie du monde qui fait de ce roman un grand livre sur une époque où le temps, la géopolitique, la morale ont changé d’axe.
– Vous avez lu trop de romans de gare Cyrille, Vladimir Vladimirovitch était juste un obscur agent du service, un fonctionnaire un peu terne.
– Je ne crois pas un mot de toutes les méchancetés que les télés débitent sur Poutine, intervint ma mère.
– Que se passe-t-il maman ? Tu t’intéresses à nouveau à la politique russe malgré la disparition des communistes ?
Un roman de haut vol, celui où le comique est une esthétique du désastre.
Daniel Simon