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Des poussières d’or

Posté par traverse le 27 avril 2012

Parfois, avec le temps qui est passé, on retrouve un texte à partager à nouveau...

 

(Dans le cadre de ce volume autour du Moulin à eau…Une histoire de liberté, d’amour et de solidarité dans les Ardennes autour d’un Centre pour demandeurs d’asile…et dans la grande Forêt)

 

1. Centre 

 

Il n’a pas plu hier. La poussière vole dans l’air et la campagne se donne des airs de femme qui se repoudre. La chaleur glisse le long des murs dans des mares tremblantes et je me dis que le week-end sera encore lourd comme une cuite solitaire. Ennuis et vertiges, gueules de bois et roupillons. Avec les copains, on se traîne souvent du vendredi au dimanche soir en regrettant le lundi qui annonce le week-end suivant. On ne sait pas ce qu’on veut, même pas ce qu’on veut pas. C’est comme ça, c’est une sale époque pour les gens normaux, disait un pote, on est tous un peu feignasses et ronchonneux…

 

Mais attention, tu dois rebondir et compagnie, tout en caoutchouc que tu dois être, un homme avec un corps de gamin, du mou à la place du dur, des ressorts à la place des muscles, causer et pas cogner, bref, on n’a plus notre place dans cette région de fichus campagnards du dimanche et de pleurnicheurs.

 

On s’emmerde ferme. On glande, on zone, on se ramollit. Ca peut pas durer. Ici, il n’y a pas que les genêts et les sapins flambants neufs qui hérissent le poil des vallées et des coteaux où trottinent les marcheurs de la santé hebdomadaire. En gonflant leurs poumons, ils nous regardent tendus dans leur lifting de morale à deux balles, on leur gâche le paysage avec nos canettes et nos castagnes régulières, c’est sûr, on leur abîme le sublime avec nos sales gueules, alors ils passent comme si on était des nains de jardin, sympas et cons.

 

On s’emmerde vraiment. Heureusement qu’il y a les sans-papiers là-bas. Les Réfugiés, ça nous change des touristes. Ils sont regroupés dans le Centre, dans la ville d’à côté, une centaine de mecs, de nanas et de gamins enfermés là, et qui passent leur temps à attendre qu’on leur refile un truc et puis un autre et enfin les papiers qui leur ouvriront la porte et olé, la belle vie ! Ils se la coulent douce qui paraît, nourris, blanchis, logés, télé et fêtes le week end, toujours en train de rouscailler.  Quand on s’ennuie vraiment dans le fond du fond, on va leur rendre visite. Peuvent pas sortir, c’est le hic. On leur jette des trucs au-dessus des murs et des grilles, parfois ils nous les renvoient. Nous, on s’en fout, on n’en n’a rien à faire de leurs appels, c’est leur problème, c’est juste pour nous marrer. Faut les entendre, dans toutes les langues. Un concert gratos. Les pauvres, ça gueule toujours dans des langues qu’on comprend pas.

 

Quand on est arrivés devant les grilles ce jour-là, il y  avait un ramdam terrible. Des manifestants étaient venus d’un peu partout pour soutenir les clandestins. Ils brandissaient des banderoles, scandaient au mégaphone des slogans qu’on comprenait pas vraiment, mais c’était pas le plus important, ce qui fallait c’était de faire du bruit. Et du boucan, ils en faisaient, on n’a rien à dire. La presse était là aussi, comme presque chaque fois. A l’intérieur, les autres répondaient de la même force, on s’entendait plus, alors on s’est glissé dans le groupe et on s’est mis à crier comme tout le monde. Ca a passé le temps pendant une heure. Chouette moment.

 

La police est arrivée, combis et frises, tout s’est mis en place très vite et soudain on a entendu un grand silence. Comme un silence de film. Un truc qu’on entend pas dans la vie normalement, tellement c’est fort. Même les flics se sont regardés surpris. On les voyait mal à l’aise. Quelqu’un est sorti du Centre, un type en costume et il s’est approché  du gradé. Ils ont discuté un moment, il a accompagné l’un deux dans une bagnole et ils ont filé.

 

On a vu le groupe se défaire petit à petit, on savait pas pourquoi mais le silence se prolongeait, c’était comme des vagues qui viennent mourir à nos pieds. C’était beau.

 

Les gens ont commencé à partir, chacun de leur côté, certains en petits groupes, ils avaient une drôle de tête. On s’est approchés des flics et on a entendu un truc pas possible, qu’on pouvait pas imaginer. Il y en avait un qui s’était tiré. Un vieux truc de prisonnier : il s’était caché dans les poubelles et hop on l’avait embarqué à l’extérieur. La grande évasion version régionale.

 

C’est le père d’un pote, un flic, qui nous a refilé l’info en douce. Ils s’en sont rendu compte ce matin et tout de suite, il y a eu des fuites et les pros de la manif se sont rappliqués. Il a du cran le gars. Un tout jeune, paraît. Seize ans à peine. On n’a pas de traces, rien. Il a pas laissé de mot, il n’a rien dit à personne, c’était un taiseux, un sombre. On est rentré chez nous et le soir est venu aussi pesant qu’une vieille série télé.

 

2. Forêt

 

« Comment, comment, comment, comment…Comment je vais faire maintenant ? Je ne connais rien ici sauf le temps qui passe à attendre. Je perds mes forces. Elles étaient si grandes au début. Les vieux tiennent longtemps mais moi je ne peux plus. Ils sont patients parce qu’ils savent qu’ils n’ont plus rien à dire, plus rien, juste des histoires qu’on attend d’eux, des histoires comme il le faut, des histoires parfaitement conformes et les vieux aiment ça, ce jeu des histoires conformes, ils ont perdu le feu, alors ils sont patients. Ca fait trois jours que je cours dans ces bois, un peu d’eau, des biscuits de là-bas, des baies et encore de l’eau. Il ne fait pas trop froid, ça va. C’est le silence qui n’est pas le même que chez moi, un silence comme un bourdon, pas d’éclats, toujours le vent et les oiseaux. La nuit, c’est plus fort, ça chahute. Le jour est pour les yeux, la nuit pour les oreilles. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire pour me rattraper, je n’ai aucune chance mais ma seule chance est de ne pas en avoir. La télé, l’Internet vont marcher à fond. C’est l’histoire d’un type qui vient pour être accueilli et qui s’évade de son centre d’accueil. Ca n’a pas de sens. C’est ma seule chance que ça n’ait pas de sens, ils vont peut-être s’arrêter et réfléchir. Les vieux, ils ont leur temps, leur vie est déjà derrière eux, il ne leur reste que de continuer à bien la jouer. Et ils viennent ici pour ça. Moi, je ne connais même pas mon rôle, et ils veulent que je commence par une vie de vieux. Ils vont comprendre pourquoi je suis parti, je suis sûr qu’ils vont comprendre, ils ne peuvent pas faire autrement. »

 

3. Village

 

Ca fait une semaine que ce type s’est fait la malle et que ça explose sur le Net. On l’a vu partout, il est génial ! Alors, avec les copains, on s’est retrouvés au bistro pour en discuter, on avait fini la semaine et le week end allait s’éterniser comme d’habitude, on s’est dit qu’on pouvait peut-être l’aider. Fallait qu’on trouve un moyen de passer le temps et jouer à la grande évasion, il n’y avait pas mieux.

 

Un de nos potes nous a raconté, celui dont le père est flic, que le jeune était sûrement dans la forêt. Il ne connaît rien à la ville. Il a très vite débarqué ici après son arrivée avec les passeurs. Il s’est fait coffrer le lendemain. Et comme il a voyagé dans le double-fond d’un camion, on peut pas dire qu’il a vu beaucoup de pays. Donc, il est dans les bois.

 

Il a aucune chance mais c’est quand même couillu de faire ce qu’il a fait. Dès qu’ils le rattraperont, j’imagine qu’ils vont le renvoyer chez lui. On n’en sait rien. Le père du copain, non plus. On se dit qu’il va retourner case départ, c’est tout ce qu’il risque. Mais c’est gros quand même. Le père a aussi rappelé la vieille histoire du bucheron accusé d’avoir tué sa femme, qui s’est enfui dans la forêt…Il courait dans les arbres, des centaines de gendarmes à ses trousses, sept-cent-cinquante a précisé le père. Ca a duré des jours et des jours, des semaines même, ils ont même envoyé un hélicoptère. Le premier qu’on voyait dans la région. Le vieux les a baladés comme ça longtemps, puis il s’est fait pincé. C’est moche.

 

La pluie s’est remise à tomber, il doit ramer, le type. On s’est dit qu’on pourrait aller à sa rencontre. On la connaît de l’intérieur, la forêt. Il y a un joueur de poker parmi nous, il est toujours en train de calculer les probabilités, les chances, les erreurs, les bonnes ou mauvaises occasions…Il nous disait que probablement il chercherait refuge dans un ou deux endroits qu’on connaît bien. On s’est dit qu’il avait raison. Enfin, ça ou autre chose, ça nous semblait la façon la plus marrante et la moins fatigante. On s’est mis en marche à la nuit tombée.

 

4. Forêt

 

« Une semaine. Peut-être qu’ils ne me cherchent plus. Je n’ai tué personne. C’est sûr, ils ont autre chose à faire. Je vais retourner au Centre et tout rentrera dans l’ordre, on me reconduira au pays et le fleuve continuera à couler. Je dois trouver un endroit pour passer encore quelques jours, le temps de réfléchir, puis je rentre. »

 

On a marché en battue en faisant le moins de bruit possible, la lune était pleine et tout était bleu, même le blanc de nos yeux. Ca craquait de partout,  on était trempés. Il y avait trois endroits où on avait des chances de le trouver : la vieille scierie, le moulin près de la rivière et la fabrique d’ardoises. Tout est abandonné depuis longtemps. Trop difficile d’accès, alors ils ont tout reconstruit en bordure de route. Il n’y a que le moulin qui a échappé à l’oubli. La commune a décidé de le restaurer cet été. On a promené nos bottes pendant des heures vers la scierie, rien, puis vers la fabrique, personne. On a attendu une bonne heure sans faire de bruit et le petit matin on est rentrés bredouilles, on était crevés, on reviendrait au moulin plus tard.

 

5. Moulin

 

« Je meurs de froid, je suis gelé et je crois que je vais me livrer demain. C’est drôle de dire se « livrer ». Comme si je livrais un colis et que j’étais ce colis. Je pense que je vais m’arrêter ici, il y a quelques murs qui tiennent debout et la rivière a toujours fait un bruit qui m’apaise, je vais pouvoir passer la dernière journée ici, peut-être encore une nuit, puis je rentre, je verrai plus tard à quoi ça a servi. Ce qui était important c’est que je l’aie fait. J’en pouvais plus là-bas. Et si je dois y retourner, je serai plus fort, je penserai à la forêt. Je me sens drôle, comme si j’avais trouvé une partie de ma maison. Trois murs, cette vieillie roue qui traine dans l’eau et la lumière qui tombe dans la rivière comme de la poussière d’or. Il paraît qu’on en trouvait par ici avant, de l’or. C’est ce qu’on racontait au Centre. Des chercheurs d’or dans la forêt, comme chez nous. C’est bizarre comme ça me plaît cette vieille baraque en ruine, on a dû être heureux ici, ça  se sent, les choses sont comme ça, surtout dans la forêt, on voit vite si les hommes ont été heureux où ils vivaient. On le voit à la façon dont les arbres sont coupés. S’ils sont hauts, c’est qu’ils avaient confiance, qu’ils étaient en paix, qu’ils n’avaient pas peur de voir quelqu’un surgir, s’ils sont coupés bas, c’est pour mieux voir qui vient. Et ça donne des idées sur la façon de vivre des hommes. Ici la forêt est partout, jusque dans le moulin, on dirait qu’ils l’ont construit autour, ou plutôt qu’ils l’ont appuyé sur la roche et l’arbre. Ils avaient confiance dans le temps. Il me reste assez de biscuits pour aujourd’hui, demain est un autre jour et je verrai bien. La nuit décidera. »

 

On a bu un café et on est allés se coucher deux heures. On avait peu de temps si on voulait retrouver le fugitif. On s’est remis en route vers midi et on a repris la direction du moulin. C’était à une bonne heure de marche. La pluie a cessé de tomber et un arc-en-ciel a surgi d’un coup. Il était venu comme pour soutenir notre marche, il faisait le pont au-dessus de la forêt et le fana de poker a dit que c’était une bonne ouverture. On a ri mais on espérait qu’il se trompait pas. Aujourd’hui, bizarrement, tout devenait plus évident, on savait qu’on avait raison de retourner dans la forêt et que ça valait mieux que tout. On s’est dit que la journée n’était pas encore jouée.

 

« L’arc-en-ciel vient de se lever, c’est bon signe, la nuit a été courte mais je me sens moins fatigué maintenant, je vais faire un feu pour sécher mes vêtements, tant pis s’ils me trouvent, il faut que je rentre au Centre, j’ai fait ce que j’ai pu, je retourne dans la vallée. »

 

Quand on l’a aperçu, il était de dos. Pas bien grand. Dans la moyenne. Il était en train d’éteindre le feu en pissant dessus. On s’est arrêtés et on n’a plus fait un bruit. Soudain, il s’est immobilisé et s’est mis à courir derrière les premiers arbres. On l’a appelé, il avait disparu. On s’est rué dans sa direction en criant comme des cons mais il s’était échappé. On s’est arrêtés, on était essoufflés, on s’est mis à s’engueuler tellement on était furieux. On savait plus quoi faire. On s’est assis sur le mur du moulin et on a attendu. Il faisait calme, on entendait la rivière clapoter contre les rochers et des mouchettes volaient dans l’air humide. Le soleil commençait à chauffer vraiment, on se sentait bien. On était plus venus ici depuis longtemps et on a bu un coup à notre gourde. Puis on, a décidé de repartir dans la forêt calmement, ça servait à rien de courir, il avait de l’avance. Tout ce qu’on pouvait faire c’était d’essayer de compter à nouveau sur la chance. Un des nôtres a dit qu’on aurait pu le pister et on s’est mis à rire tellement c’était nul. Il se croyait dans un film. On lui a dit qu’il nous restait que quelques heures avant de rentrer. Demain, la semaine redémarrait et la course dans la forêt serait du passé.

 

« Si je continue comme ça, je vais m’épuiser, faut que je m’arrête, c’est pas possible, je ne peux pas aller plus loin, j’ai fait ce que j’ai pu, je vais retourner chez les vieux du Centre et on verra. Pourquoi ils se sont approchés de moi si lentement les autres ? Comme s’ils voulaient m’observer avant de me coincer. Mais je me suis habitué au bruit du moulin depuis quelques heures, tout est devenu calme, trop calme. Pas besoin de me retourner pour comprendre qu’il y avait quelqu’un. Ce sont des jeunes. Qu’est-ce qu’ils font là ? Je ne pense pas qu’ils viennent pour moi, il n’y a pas de raison qu’ils envoient cinq jeunes me chercher dans la forêt. Ce n’est pas logique. Tant pis, je retourne vers le moulin. S’ils sont encore là, on pourra peut-être s’entendre, je suis à bout. »

 

On l’a vu marcher lentement vers nous mais il ne nous avait pas encore aperçus. Il marchait tranquillement, en écartant les branches basses d’une main et en chassant les mouchettes avec un mouchoir comme s’il voulait nous faire signe. On l’a laissé approcher et on s’est montrés. On est d’abord restés face à face sans un mot puis il a dit son nom, « Adam ». On l’a répété les uns après les autres. Puis on a donné le nôtre. C’était étrange cette façon de nous présenter au pied du moulin, de façon si naturelle, jamais on n’aurait fait ça au village. Mais ici, ça sonnait juste. On se sentait seuls au monde pendant un court instant. On en a reparlé après. On était sur la Lune, sur Mars, n’importe où mais plus dans le temps d’avant. On venait de sauter dans une autre dimension, par une poignée de mains devant les ruines d’un moulin à eau. Des astronautes ou des explorateurs qu’on était devenus.

 

Après, on s’est assis sur un pan de mur et on a ouvert nos sacs. On a partagé ce qu’on avait et il a choisi une pomme qu’il a croquée en inspirant très fort avant. On a retenu notre souffle pendant qu’il mangeait et deux des nôtres ont allumé une cigarette. Puis on a parlé. Longtemps. Il parlait bien, il nous a tout raconté et on l’interrompait pour lui, poser plein de questions et raconter comment on en était arrivés là…Mais surtout, on l’écoutait. Il avait le même âge que nous mais c’était comme s’il avait vécu plusieurs vies. On était un peu mal à l’aise avec nos histoires de traque. Finalement tout est redevenu calme et on n’entendait plus que le bruissement du vent et les grenouilles qui se répondaient. Il s’est levé le premier et a dit qu’on devait y aller, que c’était le moment de se mettre en marche. Il rentrait au Centre et nous devions rentrer chez nous. C’était comme ça, le moment était venu. Il ne passerait pas une nuit de plus dehors. On est redescendus sur terre et ça a été dur. Adam a ouvert la marche.

 

Quelqu’un parmi nous a dit quelque chose. On n’a pas bien compris et il a répété. C’était le plus jeune, avec sa casquette de rappeur : « Si on restait au moulin ? ». C’est ça qu’il a dit : « Si on restait au moulin ? ». On s’est arrêtés et on s’est regardés en silence. Il a insisté : « On pourrait le retaper un minimum pour qu’Adam puisse y habiter un moment encore. Il pourrait vivre là, c’est un bel endroit, il y a de l’eau, on lui apporterait régulièrement de la nourriture et il connaîtra bientôt la forêt aussi bien que nous. S’ils viennent le chercher, il pourra s’enfuir facilement. Adam a gardé le silence. Le plus jeune a pris la parole, très sérieusement, tout d’un coup.

 

- Ecoute mon pote, nous on glande depuis longtemps, trop longtemps, on ne sait pas ce qu’on va faire demain et demain n’a pas besoin de nous, semble-t-il, alors, réaliser pour une fois, pour la première fois, quelque chose que nous décidons nous-mêmes, que nous voulons vraiment, c’est pas rien.

 

On a tous approuvé, on a même applaudi. Le joueur a sorti ses cartes et a tiré deux as au hasard. Il nous a fait un signe, pouce en l’air. On s’est dit que si le poker le confirmait, rien ne pourrait nous arrêter. On a entouré Adam et on l’a serré dans nos bras, chacun notre tour, lentement, comme un rite qu’on réinventait. Puis on s’est dirigés vers la rivière, on s’est agenouillés au pied du moulin et chacun a plongé les mains en coupelle dans le courant pour offrir une gorgée d’eau au voisin. On ne savait pas ce que ça voulait dire mais on savait que c’était important de boire cette eau à ce moment-là. Adam s’est mis à parler doucement, lentement, d’une façon presque musicale…

 

- Je ne suis pas venu jusqu’ici pour vivre au milieu des bois, mais votre idée me plaît. J’aime ce moulin, toute cette eau qui coule entre les murs et sous la voûte. C’est ici que je me suis senti le plus libre depuis longtemps, c’est ci qu’on s’est rencontrés, c’est peut-être ici que je dois reprendre des forces…Je reste.

 

Tout de suite, on a retroussé nos manches et commencé à déblayer les saloperies qui traînaient dans les parages. On les a mises en tas et quelqu’un a proposé de venir avec une camionnette un de ces  jours. Il fallait aussi amener des madriers, du ciment, des tuiles, des panneaux,…On était partis pour un vrai chantier et on savait à peine planter un clou ! Il y avait un problème. Un de nous a eu une idée : « Si on mettait tous nos potes dans le coup. On pourrait arriver à quelque chose…Et si on retape le moulin avec Adam, peut-être qu’au Centre, ils comprendront qu’il a sa place parmi nous pour toujours ?

 

- Tu as raison, a ajouté le rigolo du groupe qui avait toujours des blagues pourries à nous balancer. Mais ici, il parlait sérieusement. Tu as raison, ça pourrait marcher. Qu’est-ce qu’on attend ?

 

- Allez-y, moi, je continue à nettoyer le chantier pendant votre absence, je ne fermerai pas l’œil de la nuit tellement je suis excité, alors, ne tardez pas les gars, partez vite. Adam a ajouté une phrase qu’on a emportée avec nous pendant tout le retour : « Je sais maintenant pourquoi ! Je suis venu jusqu’au moulin, c’est la vie qui tourne ici et c’est notre tour de chance, allez-y ! »

 

Au village, on a fait le tour de tous nos potes. Certains ont discuté un peu, est-ce que c’était légal ou pas notre histoire, mais quand on leur a dit que c’était comme si on aidait Robinson sur son îles et que les sauvages qui étaient venus vers lui s’étaient soudain transformés en alliés, ils ont tous marqué leur accord. On allait sauver le Robinson du moulin et c’était une façon de leur dire « Non » à tous ces emmerdeurs de la région qui nous racontaient des âneries depuis si longtemps,  comme si on était pas capables de réussir quelque chose de grand ! On savait qu’on pouvait bouger, on savait qu’on pourrait changer quelque chose mais on n’avait jamais vraiment saisi l’occasion. Maintenant, Adam Robinson était là et c’était nous aussi que nous aidions en retapant le moulin.

 

On a remonté des matériaux dans la forêt discrètement pendant quelques semaines. On racontait n’importe quoi, qu’il y avait des problèmes d’humidité à la Maison des Jeunes, que le garage du père avait été abîmé lors de la dernière tempête, qu’un autre construisait une cabane de jardin, n’importe quoi, mais ça a marché parce qu’on y croyait tellement qu’on n’avait pas le sentiment une seconde de mentir. On était enfin dans la vérité, la vérité toute simple, la plus élémentaire. Adam avait besoin d’aide et on l’aidait.

 

Au moulin, les travaux roulaient. Tous les jours il ya avait des potes, des gars, des filles qui faisaient quelque chose : clouer, cimenter, poser des tuiles…A la fin de l’été, le moulin avait retrouvé ses ailes…et la rivière tombait en saccades sur les pales qui tournaient à nouveau en cadence.

 

Il nous a fallu trois mois pour redonner vie au moulin : Adam Robinson avait élargi son île et nous y avions tous trouvé une place. Un soir, Adam nous a rassemblés et nous a déclaré qu’il voulait retourner au Centre, qu’il était prêt, que nous lui avions donné la force nécessaire et que le moulin pourrait toujours tourner sans lui. On est restés en silence, on ne comprenait pas, puis il nous a annoncé qu’il avait rencontré Béatrice, qu’elle était celle qu’il aimait et que ça valait la peine, pour la retrouver un jour, de ne plus rester dans la clandestinité. On la connaissait bien Béatrice, c’était la fille du plombier et elle nous avait vachement aidés en apportant des trucs et des machins dont on ne connaissait même pas le nom mais dont elle pouvait mieux se servir que nous. Bref, c’était elle qui avait réglé toutes les conduites et tuyaux du moulin. Ca avait plu à Adam, cette fille qui savait manier des outils et rayonnait du plus beau sourire du monde. Ils s’étaient vus en douce, depuis plusieurs semaines et c’était elle, c’était lui, ils en étaient sûrs…

 

On a fait une grande fête un soir pour leurs fiançailles d’eau, on a construit des centaines de bateaux en papier, des cocottes, des radeaux sur lesquels on posait des bougies et on a envoyé tout ça dans la rivière…Toutes ces loupiotes qui flottaient sur l’eau, c’était comme une noce ancienne qui reprenait vie.

 

Au village, ils se sont vite rendu compte que quelque choser d’anormal se passait. Ils ont vu arriver les radeaux illuminés et sont remontés jusqu’à nous. Une heure plus tard, on était plusieurs dizaines de personnes autour du moulin, de toute la région, même des flics et des gens du Centre.

 

Adam était silencieux, tout le monde lui avait tapé sur l’épaule suffisamment que pour la lui déboîter mais maintenant, après les paroles d’usage, il restait silencieux en tenant la main de Béatrice. Son père les a regardés sans rien dire, ça voulait dire qu’il était d’accord.

 

A un certain moment quelqu’un s’est approché d’Adam et lui a parlé à l’oreille. Il s’est levé et il a suivi le gars du Centre vers  la voiture. On s’est tous écartés pour le laisser passer et on a applaudi à s’en faire péter les mains…Adam s’est retourné, nous a fait un signe et il a disparu en contrebas, dans le brouillard qui flottait.

 

Il a disparu comme il était entré dans nos vies. On a regardé le moulin Il tournait dans la nuit qui reliait tout pendant que les dernières bougies s’éteignaient. Chacun est rentré chez soi en silence.

 

On attend des nouvelles d’Adam.

 

La Commune vient de terminer les travaux du moulin.

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