Des poussières d’or
Posté par traverse le 27 avril 2012
Parfois, avec le temps qui est passé, on retrouve un texte à partager à nouveau...
Après, on s’est assis sur un pan de mur et on a ouvert nos sacs. On a partagé ce qu’on avait et il a choisi une pomme qu’il a croquée en inspirant très fort avant. On a retenu notre souffle pendant qu’il mangeait et deux des nôtres ont allumé une cigarette. Puis on a parlé. Longtemps. Il parlait bien, il nous a tout raconté et on l’interrompait pour lui, poser plein de questions et raconter comment on en était arrivés là…Mais surtout, on l’écoutait. Il avait le même âge que nous mais c’était comme s’il avait vécu plusieurs vies. On était un peu mal à l’aise avec nos histoires de traque. Finalement tout est redevenu calme et on n’entendait plus que le bruissement du vent et les grenouilles qui se répondaient. Il s’est levé le premier et a dit qu’on devait y aller, que c’était le moment de se mettre en marche. Il rentrait au Centre et nous devions rentrer chez nous. C’était comme ça, le moment était venu. Il ne passerait pas une nuit de plus dehors. On est redescendus sur terre et ça a été dur. Adam a ouvert la marche.
Quelqu’un parmi nous a dit quelque chose. On n’a pas bien compris et il a répété. C’était le plus jeune, avec sa casquette de rappeur : « Si on restait au moulin ? ». C’est ça qu’il a dit : « Si on restait au moulin ? ». On s’est arrêtés et on s’est regardés en silence. Il a insisté : « On pourrait le retaper un minimum pour qu’Adam puisse y habiter un moment encore. Il pourrait vivre là, c’est un bel endroit, il y a de l’eau, on lui apporterait régulièrement de la nourriture et il connaîtra bientôt la forêt aussi bien que nous. S’ils viennent le chercher, il pourra s’enfuir facilement. Adam a gardé le silence. Le plus jeune a pris la parole, très sérieusement, tout d’un coup.
- Ecoute mon pote, nous on glande depuis longtemps, trop longtemps, on ne sait pas ce qu’on va faire demain et demain n’a pas besoin de nous, semble-t-il, alors, réaliser pour une fois, pour la première fois, quelque chose que nous décidons nous-mêmes, que nous voulons vraiment, c’est pas rien.
On a tous approuvé, on a même applaudi. Le joueur a sorti ses cartes et a tiré deux as au hasard. Il nous a fait un signe, pouce en l’air. On s’est dit que si le poker le confirmait, rien ne pourrait nous arrêter. On a entouré Adam et on l’a serré dans nos bras, chacun notre tour, lentement, comme un rite qu’on réinventait. Puis on s’est dirigés vers la rivière, on s’est agenouillés au pied du moulin et chacun a plongé les mains en coupelle dans le courant pour offrir une gorgée d’eau au voisin. On ne savait pas ce que ça voulait dire mais on savait que c’était important de boire cette eau à ce moment-là. Adam s’est mis à parler doucement, lentement, d’une façon presque musicale…
- Je ne suis pas venu jusqu’ici pour vivre au milieu des bois, mais votre idée me plaît. J’aime ce moulin, toute cette eau qui coule entre les murs et sous la voûte. C’est ici que je me suis senti le plus libre depuis longtemps, c’est ci qu’on s’est rencontrés, c’est peut-être ici que je dois reprendre des forces…Je reste.
Tout de suite, on a retroussé nos manches et commencé à déblayer les saloperies qui traînaient dans les parages. On les a mises en tas et quelqu’un a proposé de venir avec une camionnette un de ces jours. Il fallait aussi amener des madriers, du ciment, des tuiles, des panneaux,…On était partis pour un vrai chantier et on savait à peine planter un clou ! Il y avait un problème. Un de nous a eu une idée : « Si on mettait tous nos potes dans le coup. On pourrait arriver à quelque chose…Et si on retape le moulin avec Adam, peut-être qu’au Centre, ils comprendront qu’il a sa place parmi nous pour toujours ?
- Tu as raison, a ajouté le rigolo du groupe qui avait toujours des blagues pourries à nous balancer. Mais ici, il parlait sérieusement. Tu as raison, ça pourrait marcher. Qu’est-ce qu’on attend ?
- Allez-y, moi, je continue à nettoyer le chantier pendant votre absence, je ne fermerai pas l’œil de la nuit tellement je suis excité, alors, ne tardez pas les gars, partez vite. Adam a ajouté une phrase qu’on a emportée avec nous pendant tout le retour : « Je sais maintenant pourquoi ! Je suis venu jusqu’au moulin, c’est la vie qui tourne ici et c’est notre tour de chance, allez-y ! »
Au village, on a fait le tour de tous nos potes. Certains ont discuté un peu, est-ce que c’était légal ou pas notre histoire, mais quand on leur a dit que c’était comme si on aidait Robinson sur son îles et que les sauvages qui étaient venus vers lui s’étaient soudain transformés en alliés, ils ont tous marqué leur accord. On allait sauver le Robinson du moulin et c’était une façon de leur dire « Non » à tous ces emmerdeurs de la région qui nous racontaient des âneries depuis si longtemps, comme si on était pas capables de réussir quelque chose de grand ! On savait qu’on pouvait bouger, on savait qu’on pourrait changer quelque chose mais on n’avait jamais vraiment saisi l’occasion. Maintenant, Adam Robinson était là et c’était nous aussi que nous aidions en retapant le moulin.
On a remonté des matériaux dans la forêt discrètement pendant quelques semaines. On racontait n’importe quoi, qu’il y avait des problèmes d’humidité à la Maison des Jeunes, que le garage du père avait été abîmé lors de la dernière tempête, qu’un autre construisait une cabane de jardin, n’importe quoi, mais ça a marché parce qu’on y croyait tellement qu’on n’avait pas le sentiment une seconde de mentir. On était enfin dans la vérité, la vérité toute simple, la plus élémentaire. Adam avait besoin d’aide et on l’aidait.
Au moulin, les travaux roulaient. Tous les jours il ya avait des potes, des gars, des filles qui faisaient quelque chose : clouer, cimenter, poser des tuiles…A la fin de l’été, le moulin avait retrouvé ses ailes…et la rivière tombait en saccades sur les pales qui tournaient à nouveau en cadence.
Il nous a fallu trois mois pour redonner vie au moulin : Adam Robinson avait élargi son île et nous y avions tous trouvé une place. Un soir, Adam nous a rassemblés et nous a déclaré qu’il voulait retourner au Centre, qu’il était prêt, que nous lui avions donné la force nécessaire et que le moulin pourrait toujours tourner sans lui. On est restés en silence, on ne comprenait pas, puis il nous a annoncé qu’il avait rencontré Béatrice, qu’elle était celle qu’il aimait et que ça valait la peine, pour la retrouver un jour, de ne plus rester dans la clandestinité. On la connaissait bien Béatrice, c’était la fille du plombier et elle nous avait vachement aidés en apportant des trucs et des machins dont on ne connaissait même pas le nom mais dont elle pouvait mieux se servir que nous. Bref, c’était elle qui avait réglé toutes les conduites et tuyaux du moulin. Ca avait plu à Adam, cette fille qui savait manier des outils et rayonnait du plus beau sourire du monde. Ils s’étaient vus en douce, depuis plusieurs semaines et c’était elle, c’était lui, ils en étaient sûrs…
On a fait une grande fête un soir pour leurs fiançailles d’eau, on a construit des centaines de bateaux en papier, des cocottes, des radeaux sur lesquels on posait des bougies et on a envoyé tout ça dans la rivière…Toutes ces loupiotes qui flottaient sur l’eau, c’était comme une noce ancienne qui reprenait vie.
Au village, ils se sont vite rendu compte que quelque choser d’anormal se passait. Ils ont vu arriver les radeaux illuminés et sont remontés jusqu’à nous. Une heure plus tard, on était plusieurs dizaines de personnes autour du moulin, de toute la région, même des flics et des gens du Centre.
Adam était silencieux, tout le monde lui avait tapé sur l’épaule suffisamment que pour la lui déboîter mais maintenant, après les paroles d’usage, il restait silencieux en tenant la main de Béatrice. Son père les a regardés sans rien dire, ça voulait dire qu’il était d’accord.
A un certain moment quelqu’un s’est approché d’Adam et lui a parlé à l’oreille. Il s’est levé et il a suivi le gars du Centre vers la voiture. On s’est tous écartés pour le laisser passer et on a applaudi à s’en faire péter les mains…Adam s’est retourné, nous a fait un signe et il a disparu en contrebas, dans le brouillard qui flottait.
Il a disparu comme il était entré dans nos vies. On a regardé le moulin Il tournait dans la nuit qui reliait tout pendant que les dernières bougies s’éteignaient. Chacun est rentré chez soi en silence.
On attend des nouvelles d’Adam.
La Commune vient de terminer les travaux du moulin.