4.
Mathieu l’appelait au téléphone avec prudence, elle faisait partie de ces êtres qu’on fréquente avec méticulosité, rien ne peut être laissé au hasard, une inflexion mal posée et la tension monte, le ton fusillé en plein vol, la vie tombe alors en lambeaux et palpite dans les buissons où les chiens vont l’arracher aux broussailles pour la déposer au pied du chasseur en jappant.
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Je ne cessais d'aller et de venir entre Bruxelles et Marrakech, cela dura des mois…Je prenais souvent l'avion, les moins chers, les plus lents souvent, nous nous téléphonions, j’aimais sa voix qui me consolait de tout, cette pointe d’accent, suavité et gravité conjointes, lenteur puis saccades, …
Elle me dit un soir: “Le Roi Hassan II vient de prendre ses quartiers en ville, avec sa cour, cela fait des milliers de personnes en plus, dit-on, ou des centaines, on ne sait pas, tout a augmenté, le pain, le lait, tout…Pour ses poumons, dit-on, mais il ne reste jamais longtemps et quand Sa Majesté retournera au Palais, tu viendras?
Alors, tu es déjà près d'elle et tu vous observes le temps de votre promenade le long des bassins de la Menara, dans les oliveraies, au marché avec elle, toujours avec elle, tu lui téléphonais aux heures de la prière, tu entendais la voix du muezzin au loin dans l’écouteur et la ville tout autour, la Koutoubia et plus loin encore, dans la périphérie, dans ta maison à côté du marchand de bombonnes de gaz – tu avais toujours peur d’un accident, une explosion-, face à la place, la mosquée, et à côté, le hammam; jolie maison à trois étages et toi…”Monsieur je peux vous emprunter votre crayon?”
Je lui ai donné la date de ma prochaine visite, elle m'a dit “C’est très long, tu sais, j'ai envie de manger un sandwich avec toi, un bon sandwich rien que pour toi et moi…” Et je lui parlais de son son pays, la politique, les questions sociales, elle disait, tais-toi, tais-toi on pourrait nous entendre… Tu m’as envoyé une lettre, tu m'as écrit de façon très simple, on ne sait jamais, tu sais tout le monde parle de sincérité mais la sincérité c'est une vérité volatile, méfie-toi de tous…
J'avais aimé ta franchise, tu m’as dit aussi, "Attention de ne pas trop ouvrir ta main, l’eau coulera entre tes doigts, ferme-la et garde-la bien serrée sinon, tu finiras comme un idiot."
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Puis, la nuit, encore et toujours insatisfaite, courant dans des landes de lait, caracolant dans le velours des sommeils, hennissant dans la torpeur. La nuit affamée qui se fait attendre comme un enfant avant le coucher. La nuit sans le confort du jour qui amortit le vif des choses. La nuit enfin qui étrangle ce qui reste du jour et qui permet de tenir le jour enfermé dans la nuit. La nuit obscurcissait tout et n’apaisait rien. Elle lui donnait sans cesse le goût d’une autre image, et d’une autre encore jusqu’à l’épuisement. Il se réveillait le matin encombré de ces images encollées dans la nausée. Il se mettait debout après quelques minutes de concentration douloureuse, le corps déjà frappé, comme la langue garde longtemps le goût d’une insanité.
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C’est là qu’il allait enterrer sa vie ennuyeuse, revivre, retrouver cette femme déjà encombrante tellement elle prenait de la place en lui, là qu’il allait se perdre et si possible disparaître dans des brumes atlantiques et des souffles de déserts qui convenaient parfaitement à son esprit plombé de mélancolie et de remords.
Il aurait dû se jeter à ses pieds, lui raconter n’importe quoi mais avec enthousiasme, l’émouvoir dans la sobriété, évoquer discrètement la mort qui est l’avers de tout amour mais non, il avait baissé la tête, s’était tu, lui avait embrassé la main et s’était enfermé à l’instant dans une passion qui le faisait frissonner et qu’il prenait déjà pour l’amour de sa vie. Il avait tourné les talons sur son monde ancien et avait vieilli d’un siècle dans ce mouvement dont il ne se doutait pas encore du sens caché et des désastres qu’il recelait. Mais c’était un homme franc, direct, sans chichis existentiels, prêt à toutes les stupidités pourvu qu’elles soient marquées de la sincérité de tous les mendiants de l’amour.
Il se mit alors à écrire cette femme, à la nommer, à la déployer dans tous ses artifices, ses innombrables traces de beauté, il la déliait de sa réalité, il la désirait telle qu’elle était mais en gommait toutes les imperfections, il devenait fou.
Il se croyait incapable jusque là d’aimer avec cette conscience de la disparition, de la destruction de ce sentiment fragile qui est la clé de tout amour. Il avait attendu cette femme comme rarement il avait attendu quelqu’un, ou même une idée, une joie, une espérance. Il l’avait attendue dans la peur car il savait qu’il l’attendait trop durement. Il savait que cette peine de solitude qui était la sienne allait peut-être devenir la condition même de sa vie, que cette attente était comme une répétition générale de ce qu’il allait broyer jusqu’à la poussière. Il savait déjà que cette femme était amoureuse de l’image de leur bonheur, d’abord.
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