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(en cours)
1.
Ce matin, tout va de travers, la terre est trop humide, les mottes d’herbe se tassent sous ses pieds. Assis sur une souche, il regarde sa main ouverte vers le ciel. Un insecte bleuâtre court sur sa paume, un scarabée de jade.
Il se dit que ce n’est pas d’ici, que de sa vie il n’a rien vu de pareil avant. Tous les jours, c’est la même chose, des graines qui volent par-dessus l’océan et les montagnes, les fleuves et les villes encombrées, des germes étoilés qui franchissent le cap des marées et tourbillonnent ici avec légèreté pour se poser au hasard dans les paysages du Nord. Cela donne naissance aux grandes forêts ou aux désastres.
Il referme sa main doucement et dépose le rescapé dans une boîte d’allumettes. Il le portera demain à l’Institut d’agronomie. Il ne sait pas encore si c’est bon ou non tous ces changements, alors il se méfie. Il farfouille dans des atlas, regarde des documentaires sur le Net, accroche des images au-dessus de son bureau, tourne en rond, regarde le sablier des années à venir, s’inquiète, règle ses affaires les plus pressantes.
*
Il est dix heures du matin en ce mois de février, la terre tourne encore légèrement penchée sur son axe et l’histoire répète ses simagrées auxquelles il avait cru dur comme fer depuis les années furieuses de sa jeunesse et des premiers crimes qu’il ne s’était pas résolu à commettre, il le regrettait aujourd’hui amèrement, engoncé jusqu’à l’écœurement dans une morale qu’il se prenait doucement à aimer alors que son cœur ne battait que pour des récits de vengeance et de procès publics où il dirait enfin, avec l’appui de ses amertumes délivrées des qu’en-dira-t-on, sa vérité au monde, sa terrible vérité que chacun connaissait, que chacun éprouvait au plus profond de soi mais qu’il importait de laisser en paix, de laisser flotter doucement dans cet entre-deux de vertu et de calcul qui est la condition même de toute survie. Il devenait bête, enfin, un peu plus.
Il pensait souvent à ce personnage douloureux et haïssable, triste et passionné que le Misanthrope de Molière signifiait pour lui et il savait que la seule issue de ce monde effondré dans son impitoyable course au bonheur était de ne penser qu’à soi, de ne se fier qu’à soi, de ne s’appuyer que sur soi. Cette idée le faisait frémir, il croyait encore à la littérature, à la morale, aux élans du cœur qui poussent un homme dans des combats qu’il n’aurait peut-être pas choisis une heure plus tôt mais soudain, une voix, un regard, un souffle tombant ravivent en lui le souvenir d’un ancien pacte avec la vie qui est pour certains le souvenir de leur jeunesse, pour d’autres, le moyen secret d’en finir avec l’ennui et la solitude, pour chacun, l’occasion d’échapper à quelque chose qui s’apparente à un sentiment intense et révulsant mais qui avoue rarement son nom en ces époques citoyennes, et qui n’est autre que l’état de servitude.
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Il voudrait comprendre d’où viennent ces sacrés scarabées. L’Institut d’agronomie a été vague mais a évoqué le changement climatique, la remontée du Sud dans le Nord. Il allait donc voir d’où partent les scarabées…Pourquoi pas le Maroc ? Ca lui changera les idées. Une semaine, pas plus, de quoi souffler. Pourquoi pas Marrakech, ce sera la ville des illusions chatoyantes, la porte du désert, la gardienne des montagnes. C’est là qu’il tentera de rassembler les débris d’une vie malmenée dans l’inachèvement. Il rumine depuis des années, va-t-il, ne va-t-il pas, arrêtera-t-il, n’arrêtera-t-il pas d’en prendre, de les bouffer ses médocs pour tenir ? Pourquoi pas le Maroc, ça pourrait être plus loin, mais le Maroc, c’est près et immensément lointain. Ce sera le Maroc
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Quelques heures plus tard en rentrant chez lui, un escarpin, petit, abandonné sur le trottoir, dépareillé, coincé entre un mur et une poubelle. Il s’était approché et la vue des fausses perles et diamants qui ornaient la chaussure élégante lui fit monter le rouge au front. Il se taisait, il était irradié par cette pauvre parure en stade terminal.
C’était simplement ce qui s'était passé, il avait basculé d’un coup dans l’histoire de cette femme inconnue qui avait abandonné, ou perdu ce soulier mirifique ; il hésitait, mais comment marcher avec un seul escarpin ? C'était ça, c'était radical et il avait senti un sanglot lui remonter du plus loin, il se souvenait d’une autre chaussure probablement, mais il ne se savait pourquoi celle-là le faisait frémir. Ce petit soulier piqué de trois diamants de pacotille le bouleversa et bientôt il pleura comme un enfant
Arrivé chez lui il ouvrit des coffres, des tiroirs où traînaient des chemises gonflées de photos, de courriers et de déclarations d'amour ou de décès. Il feuilleta, farfouilla et enfin retrouva les photos le représentant en Lawrence d'Arabie, El Aurens ; il avait 10 ans il avait vu le film il y a longtemps déjà et voulait rentrer dans un livre, dans un film, c'était encore le seul sarcophage qu’il rêvait de s'offrir à cet instant de sa vie tout occupé à regarder ses photos d'enfants.
Mathieu était seul depuis trop longtemps et il se marrait souvent en se disant que son nom, Berlin, évoquait une ville anciennement séparée, coupée en deux, emmurée dans ses souvenirs et ses trahisons et que ça lui allait bien ce nom, Berlin, car en matière de souvenirs et de trahisons il en connaissait un bout. Il sentait sa vie se défaire et il s’embrouillait dans des activités de plus en plus vaines à ses yeux. Jardinier. Il servait les clients en ricanant sous barbe, il entretenait leurs jardins avec une désinvolture qui plaisait mais il savait que ça ne durerait qu’un temps et que sa désinvolture glisserait bientôt vers l’ennui et l’amertume. De ça, il ne voulait pas. C’était le lot de ses contemporains, accrochés à leurs téléphones portables et se jetant dans le désastre comme on fait l’amour à une femme qu’on va quitter, furieusement.
Et le début de son histoire commençait à se faire long, il se décida après une nuit d’insomnie…
« C'est bon, je pars, on verra bien ! »
Il alla voir son médecin, il était un peu hypocondriaque et ne voulait pas entreprendre un voyage qu’il sentait définitif sans se renseigner sur son état de santé.
- Donc, tout va bien Docteur ?
- Oui Monsieur Berlin, tout va bien, mais pas d’excès comme d’habitude, hein !
- Promis, promis, pas d’excès Docteur !
2.
Le vol se passe, trois heures plus tard que prévu : le brouillard en est la cause et de Casa à Marrakech, cette sacrée brume en a arrêté plus d’un. Patience, décollage, atterrissage, taxi : c’est le début du Ramadan. Le chauffeur entame sa première nuit et il doit manger avant la journée de jeûne qui l’attend.
Dans le taxi, pendant ce trajet interminable dans le brouillard, je pensais, je me disais, je rêvais : « Tout est possible, je suis libre, je peux dire, parler, ça y est je suis entièrement libre, tellement libre que cette idée de liberté ne me venait même plus à l’esprit avant de partir. Je m’occupais de moi, de mon travail, de mes obsessions, de la douleur et de la difficulté d’être ici, dans cette sacrée corrida, de mon plaisir, toujours, à contempler la beauté des femmes. C’est fou ce qu’elles y mettent comme énergie depuis qu’elles savent qu’elles sont plus nombreuses sur terre, elles courent, elles y mettent du cœur, du sentiment même, de l’engagement…Elles sont ouvertes et disponibles."
*
...A Marrakech je ne connaissais personne. J’allais sur les traces des poètes et des femmes aux yeux fleurissant, j’entrais dans un cliché qui me convenait, dans une tribu où je n’aurais jamais rencontré ma mère, elle était définitivement du Nord, moi, j’hésitais, je ne savais plus exactement ce que j’aimais et ce que je fuyais dans ma culture de blanc européen et coupable de tout. C’est, peut-être, cette antienne de culpabilité qui commençait à me rendre méchant, je fuyais la Belgique et les noms ridicules dont elle s’affublait régulièrement, je fumais longuement devant le canal, je buvais des cafés « courts », je me préparais à la nuit sans trop de crainte, je déambulais dans une ville où je pensais pouvoir avoir encore ma place, j’étais presqu’heureux. Presque.
*
Le ciel est noir, des nuages bleus électriques flottent devant la lune, la ville est froide au toucher et se cache sous la pluie, il a mal aux pieds, des putains traînent dans les ombres où elles se glissent sans demander leur reste. Il ne sait plus s’il a bien fait de venir, il tourne en rond, ici, un peu de son ancienne vie n’a jamais lâché prise, il a les épaules lourdes comme si un éboulement ancien venait soudain d’achever sa chute sur lui et chaque pierre qui le frappe le pousse en avant, loin du fracas qui ferme sa route et l’encombre de poussière, il avance sans pouvoir se retourner, derrière lui tout est opaque et sourd, livide presque mais il sait que la fatigue sera sa meilleure conseillère, il finira par s’arrêter, par poser son sac, le radiateur de la chambre sera tiède et liquide, les draps frais et son corps chaud viendra se serrer tout contre lui, sans un mot il se glissera en elle, un léger soupir filtrera du sommeil, elle se cambrera simplement un peu plus fort, rentrera la tête sous la moiteur du bras, poussera ses fesses contre son ventre, un soupir encore, elle est réveillée, il le sent à la force qu’elle met à se souder à lui mais elle ne dira rien jusqu’à ce qu’il se retire lentement en lui soufflant quelques mots qu’elle ne comprend pas, elle devine, ça lui suffit et elle se rendort, les fesses toujours tendues.
« Tu rêves mon vieux, tu rêves, encore et encore, tu rêves, attends, attends,…. »
*
Presque toutes les fenêtres sont fendues de grilles, arrimées dans le haut des murs rouges, ouvertes sur des chants, des cris, des enfants braillards, soudain le silence glisse des murs dans la rue, Mathieu le guette comme un enfant craint la voix de son père, il redevient celui qui se dit le père et se voit enfant, il guette ces fenêtres presque toujours ouvertes comme si leur éloignement en éteignait les échos, il est alors ce guetteur de sons qui marche à la recherche d’un gémissement, d’une plainte, d’un rire, de quelque chose qui vienne entrouvrir le chant du muezzin, qui le fende et le déchire, qui soit comme une trouée dans la litanie qui va recouvrir toute la ville bientôt et étouffer, pour un moment, le brouhaha des maisons aux fenêtres aériennes; il se rapproche des murs aux couleurs de brique pilée, des portes bleues bardées de bronze et de clous, des odeurs l’accueillent, des fraîcheurs désignent les lieux les plus confortables où des vieux assoupis égrènent leur chapelet en renâclant quand des enfants les bousculent en passant, il pénètre dans des cours, des passages recouverts de nattes de jonc où le soleil ricoche et se fragmente, il regarde des femmes passer, les yeux noirs et bercés de khôl, les lèvres hésitant entre sourire et dédain, le corps effacé dans le drapé des gandouras, la démarche brusque, le temps manque toujours à la grâce surprise…
Il a trouvé un hôtel, s’installe et après un bref repas, s’endort comme une masse.