Un coup de cœur du Carnet
François EMMANUEL, Dressing room, Lansman, 2022, 40 p., 10 €, ISBN: 978-2-8071-0344-3
François EMMANUEL, Les trains dans la plaine, Lansman, coll. « Théâtre à vif », 56 p., 11 €, ISBN : 978-2-8071-0345-0
“Les gens vont au théâtre pour se distraire les idées mais aussi pour se mesurer au monde, savoir ce qui est bien et pas bien, ce qui est condamnable ou non, ce que l’on prend en pitié. Ça fait réfléchir, ça remue les profondeurs, dans l’inconscient. Les gens vont se voir finalement.”
Michael Lonsdale, À voix nue, France culture, 2011
Michael Lonsdale résume bien cette étrange machine qu’est le théâtre avant que d’être spectacle. François Emmanuel vient de publier deux pièces aux éditions Lansman, Dressing room et Les trains dans la plaine. Deux pièces absolument différentes dans la langue et cependant à aucun moment contraires. Il s’agit de la question centrale de l’amour, de la dignité, de la patience et des versions carnivores de l’homme qui rôde parmi nous.
Né 1952, François Emmanuel est un écrivain devenu majeur dans notre littérature. Il a publié des romans, de la poésie, des essais et du théâtre. En 1979-80, il interrompt un moment sa formation en psychiatrie pour un séjour en Pologne de plusieurs mois au Theatr Laboratorium de Wroclaw chez Jerzy Grotowski. Le Maître avait développé alors un art et une discipline ascétiques du jeu, sans aucun artifice ; la présence de l’acteur, la maîtrise de la voix, des muscles du visage (être le masque)… révolutionnent le théâtre du 20e siècle.
François Emmanuel, dans les deux pièces à la forme si apparemment différente, mène au plus tendu la présence des personnages à travers une langue du gouffre et de l’exigence la plus économe. Dans ces deux textes dramatiques, les personnages parlent une langue qui est souvent celle que le théâtre exige, débarrassée des murmures que le roman peut infiniment investir ; dans le théâtre, le corps parle avant tout de sa présence et de sa future disparition.
Dressing room est une pièce sur l’indécence, celle des egos crocodiles, celle d’une femme qui se met en mensurations comme on décrit une viande sur l’étal du boucher. Mais cette femme qui parade, parodie, est en danger, surexpose sa parole et son corps avec, dans un sous-texte grinçant, la mémoire effroyable des échos de quelque chose qui ressemble au crime infâme du viol.
François Emmanuel a écrit ce texte pour l’actrice belge Marie Bos qui incarne le personnage de Lol. Elle se connaît bien, Lol, elle connaît son corps, elle connaît la séduction et le désir quelle suscite dans la faim de ceux qui la mangent du regard. Mais quelque chose s’est passé, quelque chose de sale, quelque chose dans laquelle elle s’est aventurée probablement en se disant que le feu ne brûle pas à chaque fois. Dans ce strip-poker où elle avait les mauvaises cartes, elle a laissé sa vie, devenue, dans cette parade de vêtements, une forme de survie kitsch, une forme de parade devant le Moloch qui la déchirera bientôt. Elle passe et repasse sous les projecteurs, se change, s’habille, se montre, s’exhibe et raconte jusqu’à arriver à toucher par la ferme obsession d’une langue, le cœur même du chaos.
Et puis quelle drôle d’idée de s’appeler Lol, ça renvoie au vide, à l’insignifiant, au pathétique du temps…
(…) Quelquefois on n’a pas envie d’aller voir, on n’a pas envie de se souvenir, on est là devant le branlant des mecs, Jéré comme les autres, avec leur triple paire de… Oui on est là, la petite reine de cœur, Lol, seule sur le podium devant le trou de lumière pendant qu’ils vous matent et que c’est la suite qu’ils attendent, la suite haut bas, la suite cul ou devant du cul, qu’ils attendent de voir venir, ou bien la suite jolie paire de tétons qu’est encore dans son emballage (…)
L’auteur pose à nouveau intensément la question de l’instrumentalisation des corps, du tout à l’ego érotisé, des limites de la représentation de soi et de ses rapports à l’autre, dans le réel de la chair ou le glissement des images…
Dans la pièce Les trains dans la plaine, Tchekhov n’est pas loin… L’attente infinie d’un monde disparu, une conversation-confrontation entre Appolina, une aristocrate décatie et son domestique Zeb, une comédie terrible et en surgissements de représentations clownesques, l’évocation de l’absence, puis sa ressassante répétition… Les ingrédients d’une grande auscultation du siècle des disparitions est en jeu.
Appolina fait rejouer à son domestique Zeb la scène de la visite de son grand fils, Konstantin Konstantinovitch, parti pour toujours, où?
L’espoir fait vivre, dit-on, et l’espérance est difficile…
La vieille mère ne perd pas la tête, au contraire elle essaye de la retrouver dans ces joutes d’évocation et de réincarnation qu’elle demande au vieux domestique de jouer.
Appolina:
Le temps est là.
Les trains sont passés dans la plaine.
Mon Konstantin est descendu en gare.
Tout est prêt pour la visite.
Juste un petit retard de la visite.
Arrêtez le temps, Zeb, c’est répétitif, ça quantifie insupportablement les choses, on finit par s’entendre respirer. (…)
Et plus loin dans la pièce, vers la fin…
Zeb : (assez bas)
Moi c’est pas habitué, m’am.
On s’esquinte toujours, on cherche. Mais on n’a pas les mots pour faire la douceur.
On n’a pas l’habitude.
Même que peut-être elle est partout dans la plaine, la douceur.
Et même que peut-être quand les trains crient dans la plaine c’est aussi la douceur.
François Emmanuel sait parler de la douleur de l’usure, du monde qui coule et se réfugie dans quelques obsessions qui disparaîtront elles aussi.
Mais ce jeu qui s’offre au spectateur est aussi celui des apparitions formées par la langue du théâtre, par la parole qui agit, par les silences qui ponctuent.
La langue des personnages est ici condamnée à la pitrerie féroce des abandons refusés, des vides insondables des deuils improbables.
Zeb sait et elle cherche, pauvre Appolina, à accéder à ce savoir, à cette connaissance du désastre.
Le théâtre ici, fait office de sacre, de rituel épuisant et vital, comme les grandes pièces de la gratitude d’être au monde, tel qu’il est.
Daniel Simon
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