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Le temps, en cet endroit, est rare et frais.
Un vrai temps de fin de journée, mal tourné mais parfois le soleil tombe entre les façades et flotte alors sous la vague des ramures en léchant les terrasses.
De vertes allées fendent la ville en deux. Ce sont des figues aux bords drus, des saignées dans la pierre et la brique, des lézardes de verdure où nous allons courbés sous des arbres chassieux.
Coule au milieu une durée ancienne, une dislocation des courreries obligées et un monde à l’abri des canailleries flagrantes se disperse le soir dans des immeubles cousus de fenêtres et de lumières douces.
Des trams emmitouflés de grotesques images descendent et montent en emportant leur lot d’écoliers, de mères amidonnées d’étoffes tristounettes et de travailleurs engourdis vers des côtes lointaines et ses vastes chantiers.
Nous allons, nous venons, des vieux, des vielles, des gens de baragouins lointains, des élégantes en équilibre sur des talons tordus dans les racines des arbres qui soulèvent les trottoirs en grimaçant le soir, des enfants que rappellent leur mère dans la crainte des bus qui plongent d’un seul coup dans le bruissement des promenades, des coureurs aux oreillettes capitonnées, des chiens qui tirent leurs maitresses et vont poser leurs chiures dans l’herbe des allées, des amoureux qui fredonnent sous les ailerons des baraques complices, un facteur encombré, une femme qui court derrière son mari qui court derrière on ne sait quoi, des marelles sur les trottoirs parfois mais plus souvent des téléphones mobiles auxquels s’accrochent des adolescents redoutables d’ennuis, des fantômes aussi de nos amours ratées et des âmes errantes que nous reconnaissons à leur babil en sourdine de l’aube au crépuscule, ils parlent pour eux-seuls mais nous les entendons.
Une ville se mange par quartiers et la panse du promeneur ne rechigne pas aux mélanges improbables. On mange un peu partout de très tôt à la nuit dans des snacks, des ngandas, des troquets, des bistrots, restos et petite restauration, on déguste du poulet, des ailes, des croupions, des poissons fumés et salés , têtes et queues, avec les yeux parfois, on raffole du porc braisé, léché par des flammes de miel, le riz, le coco, le mouton et l’agneau, le singe fumé tout d’une pièce et recroquevillé, à Matonge souvent j’en ai vu sur des tables et j’y ai gouté, on mange avec ses doigts , dans l’assiette de l’autre, on mange sur le pouce, entre deux chaises ou en coup de vent, on mange sans chichis et son mari souvent, on mange comme on se couche, en faisant le plat dans lequel on se trempe des yeux au grand colon, on en bave, chie et bouffe sur tous les tons et dans tous les cornets, sachets et barquettes de merde, on en raffole, on s’en gave, on se les cale, et on a déjà la ceinture qui serre, à Bruxelles, on mâchonne, on rogne, on ronge, on pourlèche car la langue est muette, ou estropiée souvent, on parle comme on boite, on se remet trop tard d’une phrase mal tournée, on avance masqué dans des intempéries de vocabulaire et de grammaire chagrine, on marche sur une jambe, on bouffe et déblatère pour ne pas s’entendre dire qu’on n’y comprend grand chose mais qu’on s’y fait chaque jour au bazar de Babel.
Bruxelles, Babel, babil et sabir - en écoute sur Radiola
Babel est en chantier, Babel prend sa mesure, Babel est généreuse pour celui qui l'honore. Babel n'a pas de privilèges, ne fait pas de caprices, ignore le sens commun mais rêve d'une commune me...
https://www.radiola.be/productions/bruxelles-babel-babil-et-sabir/
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Et un jour on s’en va, chacun où il rêve et c’est de là qu’on cherche encore à s’évader et on marche et l’ici se dissipe, j’étais là, à Lisbonne et Bruxelles soudain s’est faite plus présente…
Lisbonne où je marche
fait résonner Bruxelles
doucement,
dans l'ombre de la statue de Pessoa
face à la coque muette
de la radio d'hier,
superbe I.N.R.,
centre du monde
et de la place Flagey!
Les tramways qui cahotent
et ferraillent dans les deux capitales
se renvoient l'écho
d'un siècle à un autre
ces deux villes ont la même échéance
qui est de réconcilier un univers
qui se chamaille à plusieurs voix.
"Bruxelles, c'est le monde!",
dis-tu souvent en rentrant de voyage,
c'est un monde où les grandes gueules
flirtent avec les petits aboyeurs,
un monde qui hésite encore à choisir
la pacification des langues somptueuses
qui se mêlent sans ne nier
en riant à pleine gorge
des esperantos de l'avenir!
Bruxelles cherche son plaisir
dans la décomposition des grammaires
et des syntaxes arrogantes,
elle cherche dans ses cafés sans ramage,
ses restos à deux sous,
dans les cours et les impasses,
une langue à baragouiner
à côte des exigences du commerce,
Bruxelles apprend au jour le jour
et encore plus la nuit
à parler un babil qui rêve de Babel,
une langue que Racine bat du pied
et que Lope de Vega entonne
en dressant ses tréteaux,
une langue que Ghelderode
éclaire de son encanaillement,
une langue farouche et douce
comme le miel du Maroc,
verte comme les campagnes
et les gorges roumaines,
une langue où les vignes du Porto
sont ouvertes à tous vents,
une langue piquée d'olives de Sicile
et de citrons des Asturies,
la musique de Bruxelles
cherche son tempo
dans cette magnifique cacophonie,
elle vibre des raclures de gorge
et des you-yous perdus,
c'est en marchant la nuit
au coeur de l'Alfama
que les Marolles laissent entendre de loin
des refrains d'insultes
et des chansons d'amour.
Babel est en chantier,
Babel est généreuse
pour qui veut la défendre,
Babel postillonne, éructe,
cherche querelle
aux escrocs en tous genres
qui mêlent le strass au stress
et jouent les amnésiques,
oui, Bruxelles a la mémoire des gens
qui vivent sans dorures.
Mais lorsque Babel
est sous les bombes,
Babel a froid, Babel a faim
et Bruxelles reconnaît
la cadence des bottes,
Babel se cache
et Bruxelles parle au pas
en réveillant en elle
ses injures les plus graves,
elle connaît la souillure,
l'usure et la fatigue
mais Bruxelles,
capitale et faubourgs,
donne à entendre aussi
un étrange credo,
elle croit en la lenteur des choses,
elle marche au milieu des cris et des appels
en balançant des hanches
qu'elle croit toujours belles,
elle fait la sourde oreille
à la colère de ceux
pour qui la dignité
est la seule beauté,
elle s'enfonce dans un rêve
où Babel rutile de ses plus beaux atours,
où le babil s'articule
le petit doigt en l'air
un Babel sans sabir
et parlant d'une seule voix.
Peu importe!
Bruxelles au parler guttural
sait aussi résister
à l'appel des sirènes,
elle est fouettée des mille langues
qui la poussent hors du couvre-feu du jour,
elle rit et parle fort
dans l'étuve des nuits électriques,
elle jazze de bières en bières,
de terrasses en caves enfumées,
au milieu de la nuit,
c'est une certitude,
soudain tout se met en place,
les enfants s'envolent
dans un ciel embrumé,
les vieux marchent en marmonnant
leurs premiers mots d'amour,
les passants ronchonnent en accusant le temps
des pires avanies,
mais ils vont sans crainte
entre les apostrophes des soûlards infinis
et les cris colorés des commerces.
Bruxelles n'a rien à perdre
à laisser ses frontières flotter
dans les eaux de la Senne,
elle coule sous les arches
d'un Boulevard carotide,
Bruxelles emporte ainsi
dans ses eaux catacombes,
un siècle finissant,
Babel commence enfin,
au centre de Bruxelles.
septembre 97 -
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Aujourd’hui Bruxelles radote, répète et psalmodie, rabiboche et conclut ce qui n’est que morceaux à coudre plus lentement et à mettre en mouvement dans des valses de rapiéçage qui valent toujours mieux que de vastes discours du vide sur le vide.
Je suis celle qui refuse d'entendre,
de comprendre,
je suis sourde,
mais je regarde,
j'écoute et
je refuse encore de comprendre,
je réclame chaque jour
ma part,
je me dis qu'il faudra bien
entendre et comprendre
mais chaque jour,
c'est plus difficile,
il y a des moments
où, décidément,
je n'y arrive plus,
à être sourde,
ça fait trop de bruit,
ça parle dans tous les sens,
ça échappe
au bon entendement,
c'est assez monstrueux,
ça cogne doucement là,
au centre,
c'est parfois répugnant même
mais assez simple,
chacun s'en aperçoit,
résiste à ce qui pousse
en soi,
tente de s'en distraire,
d'aller jouer ailleurs,
de se rapprocher,
et ça repart,
ça fiche le camp
dans tous les sens,
faut bien vivre,
ouf!
on l'a échappé belle,
c’est passé ric et rac
ça continue pourtant,
c'est difficile
mais ça continue,
alors, un soir, un jour,
qu'est-ce qui s'est passé,
qu'est-ce qui se passe,
qu'est-ce qui est en train d'arriver?
un jour, un soir,
je vois enfin
que c'est en train d'arriver,
que la membrane se déchire,
que je vois mieux
que j’entends distinctement
ce qui est ma part,
et quelque chose tente d'arriver
jusqu'à moi,
et cette impression
me laisse un peu hagarde,
je me dis qu'il va falloir y aller,
que cette chose toute simple,
il va falloir s'en préoccuper
un peu plus,
qu'il ne sera plus aussi simple de vivre
chaque soir et chaque matin,
que tout ce silence qui est en moi,
va falloir l'ouvrir
pour accueillir
les bruits du monde
et tous ces bruits
entrent en moi,
et ça commence un soir, un jour
à prendre forme
tout ce remue-ménage,
le bruit s'organise,
les silences se posent,
des mots, des phrases, des personnages
commencent à troubler
l'ancien silence
et je me retrouve soudain trop petite,
trop à l'étroit
avec toute cette nouvelle tribu
en moi,
alors le moment est venu,
de me mettre à raconter,
il faut bien que tout cela trouve sa place,
il s'agit simplement
d'accueillir le bruit des autres
en moi
jusqu'à la fin et de ces bruits racoleurs
et sans gloire,
de ces borborygmes orduriers,
de ces crachats et de ces injures,
de ces roucoulements et de ces embrassades,
de ces singeries et de ces paroles claires,
de ces coups de gueule en coups de couteaux
et de ces voix ouvertes,
de ces cœurs amers et sans avenirs
et de ces fenêtres qui prennent l’horizon d’assaut,
de ces paroles vides et peureuses à ces combats
d’où sortiront les vertus et pestes de demain,
tout cela, en moi, trouve sa place
et des récits sans fin font la matière d’itinérances
sans escales dans le parler de cette basse capitale
enfoncée dans des airs délétères et trouée
de pertes de mémoires qui font de ce corps
en quartiers, nord, sud, ouest, est,
communes périphériques et bastions éloigné,
pentagone comme étoile au revers du manteau
d’Europe la bancale, la malmenée,
la trop et mal aimée,
Europe, fille d’Agénor, Roi de Tyr,
emportée par Zeus,
le taureau affamé, avec lui
l’Orient vient par les flots
dans le contours érodés des côtes
balkaniques, il vient, part et revient,
prend place au milieu des tribus,
il est ici
et nous allons dans l’inquiétude,
l’amour et la nostalgie
d’un temps invisible et sans corps,
d’une machine de désirs
qui broie un grain ancien
et ne trouve pas de formes originales
pour se répandre,
toutes ont été empruntées, sont usées
et toujours héritées, de qui, pour qui ?
Nous en sommes aujourd’hui
les usagers nouveaux,
la table est large et marquée de canifs,
en se poussant un peu, les plats rouleront mieux
et la langue, enfin se dégraissera des boursouflures,
bondieuseries et amours décharnées de chérubins si tristes,
roulons la pâte jusqu’au ventre et laissons les langues
se mêler aux haleines nouvelles.
septembre 2012