Saba était furieusement intelligente, elle fracturait avec volupté ce qui lui résistait. J’étais fasciné et je me mis à la provoquer de questions qui tenaient plus du sophisme que de l’honnêteté ; en ce sens, j’avais salement rejoint mon époque, mais elle ne se laissait pas surprendre, elle souriait, chassait d’une main lasse une mouche imaginaire ou me pinçait l’oreille avec un sourire qui me laissait pantois de bêtise.
« Mon père était chaudronnier et ses coups de marteau sur le cuivre ont rythmé mon apprentissage
J’adorais ces joutes qui se terminaient dans des caresses de plus en plus attentives.
« Mathieu, tu connais l’histoire de l’Iran ? demanda soudain Saba en caressant un chat qui se frottait contre moi.
- Pas vraiment, de loin : le nucléaire, L’Islamisme,…
- Ca a bien commencé, comme chaque fois, ça a mal fini, comme jamais, dit-elle d’une voix sombre. Oui, le nucléaire, l’Islamisme, la fin du Shah…mais c’est plus compliqué, te raconterai plus tatd et tu comprendras pourquoi je suis ici...
Après un repas frugal, ils se séparèrent sur un dernier baiser.
Mathieu l’appelait au téléphone avec prudence, elle faisait partie de ces êtres qu’on fréquente avec méticulosité, rien ne peut être laissé au hasard, une inflexion mal posée et la tension monte, le ton fusillé en plein vol, la vie tombe alors en lambeaux et palpite dans les buissons où les chiens vont l’arracher aux broussailles pour la déposer au pied du chasseur en jappant.
Le chasseur, c’était lui. Il jouait tous les rôles : gibier, leurre, rabatteur, enfin chevrotine pour gros gibier. Il n’avait aucune chance de se rater.
Il était tombé amoureux, salement, profondément, et depuis le premier choc il avait ressenti que la profondeur du puits où il allait puiser l’amour qui l’enchantait était à l’égal de la soif qui lui serait la gorge chaque fois qu’il pensait à elle. Et il y pensait à chaque instant. Ce n’était plus des visions, des échos, des phrases, des fragments de visage qui lui serraient le coeur, ni les frissons qui le traversaient jusqu’à des accès de nausée, ce n’était pas son parfum, ni le goût de sa salive ou de son sexe qu’il portait en lui, c’était plus aigu et sale, il avait besoin d’elle jusqu’à lécher ses plaies ou mâcher ses traîtrises et ses abandons jusqu’au cœur. Il se haïssait de l’aimer aussi fanatiquement, ils avait ce qu’elle était, généreuses, calculatrice, spontanée et manipulatrice, elle était chaque jour plus terrible, chaque jour plus belle, chaque jour plus salope, chaque jour plus rayonnante, elle était tout à la fois une féminité sans ambages, une féminité aux éclats infinis, une féminité arrogante et farouche, une femme aux désirs violents, une consolatrice à la peau parfumée. Il se haïssait d’aimer son sexe à ce point, il admirait sa force, sa souplesse, voyait son intelligence en action mais ce sexe qu’elle portait comme un blason le paralysait.
Plus tard… « Dis-le, écris ce que nous faisions à ce moment-là », elle remonte ses cheveux en chignon et se penche vers moi.
- Nous faisions l'amour et ces tours qui tombaient, s'effondraient, s'enflammaient et sombraient dans des chapes de poussières qui tuent encore aujourd'hui, dis-le que nous baisions comme ces allumés, c'était notre première nuit, tu étais doux et dur, tes caresses me tenaient fermement dans ta ligne de mire, on savait que ça allait finir entre nous aussi vite que ça avait commencé, et on mettait tout le jus nécessaire aux enterrements de première classe. Toi en train de me boire, tu relèves la tête vers l'écran, tu vois la tour Une touchée et frissonnant tu reviens à moi. C'étaient mes lèvres ou l'Histoire, tu préférais mes lèvres, mon sourire vertical en direct sans reply possible, dans la luminosité bleutée de l'écran au-dessus de la bibliothèque, tu léchais chaque grain de poussière qui inondait l'écran, moi, je me vivais comme une fontaine de secours offerte aux pompiers débordés dans le désatre, la mort en parcelles éclatées. Je riais, je riais et jouissais, par secousses je chassais le rire dans des orgasmes tendus.
- Il fait chaud, dit-elle en se tendant sur les draps froissés, un été indien, on les voit à NY en chemises, en shorts courir dans le sens inverse des coulées de poussières qui s'engouffrent dans les rues, on leur crie d'aller se mettre à l'abri mais ils courent et disparaissent dans des tourbillons de malheur. Et on se colle devant l'écran, nos mains moites laissent leurs traces et troublent les images. Tout devient flou, des fluides, des huiles, des lubrifiants recouvrent tout.
On était nus, couverts d'huile et de confitures exotiques que tu aimais manger le matin au retour de tes nuits de travail. Je te léchais et tu me suçais en goutant la mangue, l'abricot ou la myrtille.
On arrivait rarement à nos cinq fruits par jour.
Après, des années plus tard, tu m'as lu "L'homme qui tombe" de Don De Lillo, ces shrapnels de chair et d'os acérés enfoncés dans la chair des survivants, la suffocation, les poumons qui explosent, les corps qui se brisent en tombant et nous nous voyions en ce moment précis où la mort sidérait le monde, nous faisions l'amour une dernière fois, comme on balaye la neige devant sa porte pour ne pas tomber, pour tenter de garder l'ordre au milieu du foutoir joyeux de la première neige.
Nous ne savions pas que nous ne ferions plus jamais l'amour comme avant. La musique du monde nous était connue, on ne la trouvait pas belle mais elle s'insinuait partout comme une muzak d'ascenseur. D'un coup, silence. On a suspendu notre pas, l'écho lointain d'un éboulement ancien nous est arrivé mêlé de discours, de déclarations de guerres, d'explosions, de chasse-à-l ‘homme et d'exécration.
Plus tard, On a repris nos tendres et rudes conversations de peaux, de caresses et de griffures, on a repris le lourd et lent mouvement du monde mais du temps avait passé et des ruines en nous s'étaient accumulées, que même nos frissons et tremblements ne feraient pas céder.