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La mule en a vu d’autres,  elle sait que son destin est de porter jusqu’à crever et pour elle, pas d’avenir en boucherie, c’est simple : marcher, porter,  tomber, crever. C’est pour cela peut-être qu’elle est têtue, comme les plus pauvres, les plus misérables, ceux du fond du fond, têtus eux aussi, jusqu’à retenir la vie sous les ongles, dans la carne des pieds, au fond de la gorge, partout où c’est caché…

 

La mule va donc d’un pas sans ambages, le sabot frappe en cadence, ça avance sans états d’âme, c’est une machine de longue haleine, une mule, ça ne chipote pas pour une virgule, pour un regard de travers, un geste ambigu, non, elle sait quand ça cogne ou ça cravache, la mule, elle sait quand le « ho » du muletier claque pour lui intimer l’ordre d’avancer ou d’arrêter et le reste du temps, ce temps arraché à cette besogne lente et  sans fin, elle vacille avant de se coucher après avoir mangé sa pitance. Et c’est là qu’elle est peut-être heureuse la mule, dans ce peu, si peu qu’elle reçoit comme un bienfait du muletier qui la bat et la saigne mais la nourrit et, en fin de compte, c’est ce qui importe.

 

La mule est passée sur le pont en fin de journée, un pont peu fréquenté, quelques vélos, une ou deux voitures et là, le bât s’est rompu, et sa charge s’est effondrée. Le muletier s’est mis dans une fureur qu’elle connaissait, et les coups de bâton qui pleuvraient sur elle, tout ça elle connaissait, mais d’un coup tout ça était de trop.

 

Elle avança de quelques pas vers son maître et attendit la première volée. Quand le bras du muletier se fatigua, elle avança vers lui, imperturbable, sans façon, sans hésitation, elle avançait et le muletier, surpris par cette audace, leva sa trique une nouvelle fois, mais la mule baissant la tête avançait jusqu’à toucher l’homme qui se mit à reculer. Elle avançait sans ralentir le pas et poussait la tête au-delà des coups passés et à venir, elle poussait l’homme vers le bord de la route, poussa encore et encore jusqu’à ce que le bonhomme tombe dans le ravin.

Elle entendit un long cri puis le silence et sans attendre, elle rejoignit  l’endroit de la charge écroulée sur le sol. D'autres arriveraient et les prochains coups ne tarderaient pas à tomber mais elle sentait en elle comme un pétillement, une chaleur, un contentement, comme une joie qu’elle ne comprenait pas.

 

La mule/1

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