Avec eux et sans vous

Avec eux et sans vous

Alors je suis allé faire pipi,

c'est comme ça que ça a commencé ,

maman

(on dit toujours maman aujourd’hui, môman, méman, manman, mère c’est trop dur, maman, partout)

maman donc avait toujours dit que lorsque je vivrais une grande émotion, un accident, etc,  il fallait faire pipi

Quand je suis sorti des toilettes tout était en route…

Ici, partout, prenons un exemple, lui, qui vient de rentrer chez lui, premier étage, appartement encombré, foutoir plutôt bazar , avant liquidations

Alors il a commencé à tout ranger, il a fermé les volets, il a fait son lit, il a fait la vaisselle, il a fait tout ce qu’il fallait faire avant une catastrophe et puis il s’est assis à sa table et la pénombre qui régnait dans la pièce le renvoyait à une sorte de solitude qu’il avait bien connue enfant, quand le soleil se couchait et qu’il n’était pas encore au lit, dans une paix relative, il fallait attendre quelques heures, deux ou trois, avant de rejoindre le terrier de la nuit

Dans un petit rai de lumière il a déposé son cahier sur la table et dans ce rai de lumière il s’est mis à écrire des petites choses, puis des grandes, d’abord des peurs, puis des colères, des abandons et  tout ce qui fait qu’on attend le lendemain en respirant à peine

Il lui fallait faire quelque chose de minuscule pour remonter à la surface à mains nues, s'accrocher aux parois et laisser les plaintes dans le fond, les plaintes qui font le son du monde plaintif, le bruit des lamentations, l'écho des pleurnicheries

Alors il a écrit des choses comme ça, comme il devait le faire, ça permettait de ne pas rester dans le fond, de remonter un peu, pas à pas vers la surface, pas de la littérature, non, il le savait, il écrivait de l’écriture, pure écriture, sans rien d’autre qui viendrait l’encombrer, isolée dans le cahier, dans sa tête, puis ça sortait comme ça, comme l’oeuf du cul d’une poule, sans tambours ni trompettes, ça sortait et ça collait à la page cette écriture qui permettait de remonter et de commencer à regarder dans le fond, le fond du puits et d’un coup, c’était là, à sa portée, c'était bizarre parce qu’il y était arrivé et il ne s’y attendait pas

C'est arrivé comme ça, au printemps, c'est arrivé sans qu'on s'y attende, enfin c'est ce qu'on dit, on s'attend toujours au pire, on classe ça dans les affaires courantes, jamais urgentes, le pire c'est qu'on était déjà dedans depuis un bon moment dans cette enclosure; ils passaient sans se voir, tête penchée, penchée, penchée, tombée à regarder le sol, voyaient plus rien savaient plus où ils étaient, là, ici, partout, dans le jus du pur purin oui, écouteurs et parlaient seuls, ridicules

Alors il a écrit que c'était si bête et si moche la vie, ça devrait pas produire tout ça, toute cette mocheté et cette bêtise, c'était moche mais le moche est toujours gagnant, alors on se dit qu’on va rester chez soi pour regarder marcher les fantômes par la fenêtre, pas de présence du corps, beaucoup de corps mais pas de présence, alors on les voit pas, c'est surtout quand il fait beau qu’on les voit, pas quand il pleut

Un jour il a fait soleil, alors ils sont sortis, ils se sont embrassés parce qu'il faisait beau et qu'ils étaient heureux qu'il fasse beau, ils se sont embrassés ils sont tombés malades, beaucoup sont morts, enfin pas tous mais on a eu peur et ça commençait à nous manquer de ne plus pouvoir s'embrasser, de ne pas se regarder, même pas respirer quelquefois, presque plus rien

Alors on s'est enfermés, ça a duré

Alors ils ont dit que ça avait changé, là j'ai beaucoup ri, parce que c’est comique toujours ça, les hommes, quand ils font semblant d'être surpris et puis ils disent que ça a changé, ils disent ça comme si avant c'était pas déjà changé; il a fallu écrire là-dessus

On s’y est mis, dans ce bazar-là, dans cette toute petite maison sans fenêtres qui est celle où vit l’écriture, et quand on n’en sort pas, qu’on creuse et creuse encore et encore, parfois ça fait de la littérature, parfois.
 

Ca ne se fait pas entre amis la littérature mais contre son plus grand ennemi, l’ignorance de soi qu’il s’agit de percer pour tenter d’être au monde, avec le monde, avec vous, un court moment.

Daniel Simon,

Novembre 2021

Dans le cadre de ...