Kenan GÖRGÜN, Anatolia Rhapsody, Postface de Pierre Piret, Impressions nouvelles, coll. “Espace Nord”, 235 p., 8.50 €, ISBN : 978-2-87568-540-7
Quelle excellente nouvelle que cette réédition dans la collection patrimoniale Espace Nord d’Anatolia Rhapsody de Kenan Görgün !
Cela fait maintenant six bonnes années que ce livre est sorti aux éditions Vents d’ailleurs et il a tout de suite laissé entendre une voix forte et singulière, celle de l’écrivain qui raconte et prend en charge la geste des autres, de ses parents, de ses concitoyens, celle de l’immigration turque en Belgique en 1964.
C’est après la tragédie du Bois du Cazier en 1956, où 262 mineurs ont trouvé la mort, principalement des travailleurs italiens arrivés à la rescousse de la reconstruction de la Belgique de l’après-guerre et dans le cadre de la Bataille du charbon (1948), que cette nouvelle immigration est née. La Catastrophe du Cazier mit fin au contrat de coopération entre l’Italie et la Belgique (des travailleurs contre du charbon). L’immigration turque commença à la même époque…
De nombreux livres ont été écrits à propos des différentes immigrations en Belgique et il manquait à notre Histoire un livre de la trempe de cette grande Odyssée belgo-turque, enfuie la plupart du temps dans des héritages familiaux enfermés dans le grand secret des douleurs.
La découverte de ce livre, lors de sa première édition, a été pour beaucoup une véritable révélation. En effet l’auteur avait longtemps refusé de parler en tant que Turc alors qu’il était sollicité de toutes parts dans ce sens. Quand il décida de passer à l’acte, ce fut dans une logique qui passa d’abord par un éloignement romanesque du sujet. Puis, peu à peu, les pressions, les attentes et les nécessités générationnelles…
Non seulement le livre nous révéla des expériences, des réflexions mais aussi, avec une remarquable hauteur de vue, une table lecture introspective des singularités douloureuses et remarquables de cette immigration, une voix intime et collective se faisait entendre et nous donnait à lire les intrications du réel et du fantasmé d’une communauté turco-belge dans le pays d’accueil : les vertigineuses contradictions qui constituent la matière de l’exil.
Alain Delaunois avait déjà, ici même, écrit à propos de la parution d’Anatolia Rhapsody tout le bien qu’il pensait de ce texte, en relevant autant sa nécessité que la pertinence et la qualité du récit.
Six ans plus tard le texte réveille encore plus l’accéléré d’Histoire en matière d’exil, de migration mais aussi de la dérive des continents Turquie-Europe. L’auteur s’est attaché de près à cette glaciation et à ce qu’elle produit dans la population turque de l’immigration en Belgique.
À l’occasion de cette réédition, nous avons eu une occasion de nous entretenir avec Kenan Görgün au sujet du choix de l’éditeur de placer le livre sous l’enseigne du roman. L’auteur nous explique ce choix manifestement marqué par les multiples réflexions qu’il a développées au cours de cette écriture et puis de cette relecture. Le récit est cousu de réflexions, d’émotions rapportées de l’expérience transmise et la matière même de ce texte touche à une dimension collective de la mémoire, une sorte de roman hybride qui se sert du récit. Il nous rappelle que tous les récits sont d’abord de la fiction, même si les êtres qui prennent place dans ce théâtre de la douleur ont trempé leur existence dans une forme de schizophrénie nécessaire qui fait du pays d’origine un pays fantôme, une allégorie que la mémoire, sans cesse et de façon systématique, construit et réinvente de génération en génération.
Anatolia Rhapsody est, jusqu’à aujourd’hui, le seul livre qui explore de l’intérieur la dimension dramatique et systémique de l’immigration turque. Les balises du récit nous laissent entendre évidemment, au-delà de la dimension nationale de cette immigration, l’enchevêtrement des pertes, des échecs, des abandons mais aussi du courage et de l’obstination de générations sacrifiées dans ses exodes qui sont au 21e siècle l’annonce d’un Nouveau Monde, celui des cultures emboîtées dans un autre récit et qui est celui de l’effacement de l’Histoire et dans la Globalisation.
La postface de Pierre Piret reconsidère le texte dans ce grand écart de l’accéléré de la mondialisation qui a modifié, depuis la parution première, jusqu’au cœur même des logiques migratoires.
Anatolia Rhapsody marque aujourd’hui l’ensemble des récits de l’exil et nous terminerons en citant un des premiers textes à propos de cette douleur funeste, Les tristes d’Ovide (La différence, coll. « Orphée ») :
Depuis que je suis exilé de la patrie, deux fois la moisson a comblé les greniers, deux fois la vigueur de la grappe a jailli sous le pied nu qui la foule ; cependant l’habitude du mal ne m’a pas rendu le mal plus supportable, et j’éprouve toujours la vive souffrance d’une blessure récente.
Daniel Simon