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Lecture "La frontières des lentilles"

Lecture de "La frontière des lentilles", nouvelles parue dans la Revue Marginales et dans le livre "Ce n'est pas rien", MEO, 2018

 

La Frontière des lentilles

Daniel Simon2 février 2016

 

C’était sa dernière chasse.

Gus était sorti à l’aube avec ses chiens pour marcher dans le matin fragile. Une heure plus tard, à un tournant de la route bordée de hauts peupliers, le paysage de son enfance apparut. Le faîte des grands arbres disparaissait dans le brouillard, des mats enfoncés dans la houle. Les labours en vagues noires luisaient de mille lames. C’est là, dans ce mirage de voilier perdu qu’il s’était souvent caché pour échapper à un père furieux ou, plus tard, au temps des fugues, à la police municipale, antique et pataude.

Il avait tiré trois cartouches, pour le principe, au hasard dans le ciel gris, ses chiens avaient cherché, fureté, tourné en rond dans les herbes du chemin et, bredouilles, jappaient la mine basse, tristes et honteux. Gus ressemblait à ses chiens.

Il rentra chez lui par de longs détours dans l’aube gelée qui se levait. Le paysage se camouflait sous le givre. Devant les prairies en glacis, les chemins encombrés de ronces saupoudrées de frimas, il pensait à ces alpinistes disparus dans la montagne et retrouvés intacts des années plus tard sous la glace ou la neige où le temps avait suspendu sa course dans la mort et le gel. Gus avait la vision d’un pays disparu que la lumière froide du matin avait surexposé un court instant.

Son époque était révolue, la chasse était maintenant interdite, comme dans la plupart des pays, il rangea le fusil dans le grenier, nourrit ses chiens et se prépara un café fort.

Il vivait seul, un des derniers du village à encore s’accrocher à ce pan de terre grasse. Sa femme était partie après quelques derniers coups de dent, ses enfants l’avaient suivie, poussés dans le dos par l’armada sociale qui haïssait les pères, il avait fait faillite six mois plus tard. Insolvable, il ne pouvait plus payer la pension alimentaire qui le condamnait à une vie de travail pour des enfants qui préféraient leur tablette à quoi que ce soit et chérissaient leur iPad plus que leur père. Cette désertion était facile. La crise frappait tous azimuts et les Juges ne pouvaient truquer le réel plus qu’ils ne le faisaient déjà : les pères fouettards condamnés aux amendes légitimes des mariages ratés n’avaient plus de travail, ou, turbinant au noir, étaient contraints aux combines pour participer tant soit peu à l’entretien de leur famille volatile.

Il voyait de loin sa femme s’user au travail et ses enfants un peu bêtes et grossiers comme des égoïstes pauvres aux illusions de riches. Il en venait à leur souhaiter un parâtre nouveau, un beau-père recomposé, comme on accueille une nouvelle infirmière dans un hôpital débordé.

Gus était seul et ça lui prit tout son temps. Il avait aménagé sa petite maison, trois pièces sous un toit de tuiles rouges à l’orée du bois. La bibliothèque occupait une des trois pièces, c’était le centre nerveux de la maison. Un ordinateur portable traînait sur sa table de travail mais il s’en servait de moins en moins. Gus avait un projet, un grand projet. Internet le renseignait sur quelques questions d’actualité mais la plupart du temps, il écrivait, penché sur sa feuille comme un copiste réincarné dans la peau d’un grognon misanthrope.

Gus était passionné d’astronomie et d’optique, il pouvait, depuis sa toute jeunesse, passer ses nuits à observer le ciel et les étoiles, les planètes et les nébuleuses, le temps englouti dans les trous noirs, la matière dispersée, l’univers qui se dilatait en refroidissant. Il vivait dans une joie profonde et mélancolique, assis sous l’infini du ciel et cette joie, il pouvait la nommer, c’était la liberté. Il avait compris, un soir en rentrant de l’école, que l’étude et l’observation seraient les piliers de ce que ses professeurs essayaient de lui transmettre depuis son enfance, une longue et violente histoire de liberté.

Regarder le monde sans y croire, se jeter dans l’océan, nager à perdre haleine sans espoir de retrouver la terre au loin mais se mettre sans rechigner à faire avec soin ce métier d’homme sur cette parcelle du globe qui avait tout connu. La peste, l’enfer, la rage et la haine avaient laminé l’Europe au fil des siècles. Il était encore de cette génération qui n’avait connu ni la guerre, ni la faim, ni le froid, ni rien que ce soit qui enfonce l’homme dans la vase du grand cloaque. Il avait fini par accepter cet état d’exception sans culpabilité et avait payé son ticket en se consacrant de plus en plus sérieusement à l’étude de l’écorce où il jouait son rôle d’insecte sans broncher. C’était probablement la seule manière de ne pas devenir fou, religieux obscurantiste ou colporteur enragé de complots.

Sur sa terrasse, il avait planté ses télescopes et ses lunettes, ses longues vues et ses jumelles. La barza de sa cabane était hérissée de lentilles et ses nuits constellées d’étoiles lui faisaient penser que les hommes avaient connu deux épisodes majeurs dans leur évolution. Celui des ciels noirs piqués d’éclats scintillants, qui avait vu naître le mystère, les dieux, l’infinité des rites nécessaires aux hommes pour ne pas se perdre, et celui des cieux vides, saturés d’une luminescence poisseuse où les regards portaient sans rien atteindre. Deux temps de l’humanité : plein et vide. Gus connaissait maintenant le prix de chaque chose, du plus petit léger mouvement de l’homme vers la lumière, de la tragédie commune jusqu’aux pauses somnolentes dans la loge des acteurs fatigués. Les nuits ne lui suffisaient plus et il décida un matin, encore embué de ses éblouissements, de se consacrer à ses contemporains avant de vieillir en reclus.

Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Les tribus avaient éclaté, s’étaient dispersées et chacun redoutait ce que les groupes antagonistes marmonnaient entre leurs dents.

Son heure était arrivée. Il connaissait assez les hommes que pour les regarder avec bienveillance et désinvolture. Il avait choisi, ce mot, désinvolture, comme clé de sa quiétude. Il ne voulait plus être de la partie. Il aimait la suivre attentivement en comptant les points, pour comprendre, simplement, ce qui les emporterait, et rédiger des notes. Il n’osait plus rêver d’œuvres ou de quoi que ce soit de cette envergure, mais de notes, de simples ratures dans le texte qui se déployait devant lui.

C’était un lâche, il le savait depuis longtemps, c’était communément partagé, il avait appris à s’en accommoder. Il était un homme de l’ombre, un voyeur enchanté. Il distinguait ainsi les anciennes fêlures arrivées à leurs termes de fractures. Les hommes, les idées, les relations, les comportements, les mémoires se construisaient dans une exécration des autres, par trop-plein de l’autre, cet autre devenu l’ennemi sournois du moi, son avers dévorant. Que le monde change lui importait peu, il n’en connaîtrait jamais qu’une infinitésimale parcelle et ça lui suffisait. L’Europe était à sa mesure : patiente, obstinée, féroce dans ses simulacres. On simulait l’amour, la compassion, la solidarité, on se jouait des pièges de la pitié en invoquant la maturité des peuples et la dignité de la responsabilité de chacun. À l’autre, on dressait une majuscule comme une tribune, un piédestal, Autre, pour mieux l’éloigner, il empestait, on l’évitait alors mais où qu’on aille on était confrontés aux haillons. L’Autre était une façon de conjurer l’intimité des autres et de se prémunir de la contiguïté des corps.

Gus retourna s’enfermer dans sa bibliothèque après chaque séance d’observation. Il avait mis au point des outils particulièrement fins, réglé des combinaisons d’optiques subtiles et puissantes. Son équipement constituait la base matérielle de ses recherches. Par ailleurs, l’Histoire et la connaissance de son parc culturel, l’Europe, son Europe, celle de ses pères, de sa naissance et de sa mémoire, cette Europe tant désirée et tant haïe, l’aideraient dans sa quête. D’Aristophane à Pline l’Ancien, en passant par Sénèque, l’arabe Alhazen, Descartes, Kepler, Copernic, Galilée, Newton… il se renseignait sur tout ce qui faisait référence, de près ou de loin, à l’art de la vision, des transformations, anamorphoses et autres manipulations des représentations des mondes micros et macros, contraires et paradoxaux. Son territoire avait accouché de mille formes terribles mais aussi de ses antidotes. Il comparait, confrontait, engrangeait les données et le dessin d’une silhouette effroyable et belle lui apparut avec précision. L’Europe avait été taillée comme une lentille, elle pouvait devenir le verre ardent qui engendrait l’incendie ou offrir à l’homme penché sur le cristal poli une entrevue avec un univers libéré des dieux.

Il allait chaque jour et chaque nuit entre ses études et ses lunettes. Comme dans un puzzle que l’on devine à travers quelques pièces éparses, il pointa des changements dans la configuration des ensembles qu’il étudiait, il distingua des mouvements de populations qui accéléraient la grande modification des espaces et du temps. Tout lui échappait, les remparts tombaient, Jéricho était conquise, la place forte cédait et il n’en menait pas large.

Il décida de porter plus loin son regard inquiet, d’alerter ses contemporains des bouleversements qui rompaient toutes les digues. Ses veilles étaient sans répit, à la mesure de la vitesse de la désintégration de ses archives intérieures. Lentement, dans la haute définition de ses instruments, les paysages, les villes, les routes se muaient en un autre monde, composite, altéré, fouetté de l’intérieur comme de l’extérieur.

Des flux nouveaux traversaient l’horizon, des ombres inconnues tombaient sur chaque chose. Il ne fallut pas longtemps pour que l’arche de son Europe ancienne ne s’évanouisse dans le flou des souvenirs. Chaque jour voyait naître des chimères, chaque nuit accueillait des fantômes inquiets.

Gus consentit difficilement à la reconnaissance de cette scène enragée, il ne la comprenait plus de façon aussi évidente qu’avant, et cet avant semblait déjà si lointain… C’était irrémédiable, la ruche s’était transformée.

Les années passaient, Gus vieillissait, sa vue s’abîmait. Un soir il n’y vit plus grand-chose. Des taches, des couleurs, des flambées, des nuages occupaient toute la surface des lentilles. La frontière venait d’être franchie. Gus était resté dans l’autre monde et la grande germination du temps l’avait dépassé.

Là-bas, au loin, dans la vallée, des hommes vivaient comme ils pouvaient ce qu’ils avaient déjà reconnu comme leur nouveau monde. Il était de bric et de broc, l’oubli était son noyau dur et les êtres qui le composaient allaient en tous sens, comme des enfants perdus, renifler les décombres imaginaires de l’ancienne maison. Les cendres étaient froides, le vent avait tourné et Gus mourut.

 

https://www.marginales.be/la-frontiere-des-lentilles/

 

Tag(s) : #Lectures-son
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