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Fragments amoureux

 

Que faisions-nous encore pendant les attentats? dit-elle en remontant une mèche d'une main lente. Que faisions-nous de si important que tout s'est passé sans nous?

 

Elle ajusta ses boucles d'oreilles en ajoutant "le monde a disparu, comme ça, sans regret", elle claqua des doigts et démarra avec douceur.

 

Tu comprendras, disait-elle, j'ai si peu de temps pour aimer, elle me tenait la main et penchait sa tête vers moi de sorte que je n'avais plus que son visage comme horizon, j'étais sous la canopée de sa beauté, le ciel venait de se fermer, j'attendais le coup fatal, elle souriait.

 

 

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Je l'aimais comme on rentre de l'école, je sortais enfin la tête, mon coeur se remettait à battre, je reprenais place dans un corps dénoué et le trajet était si court au retour.

 

En fin de compte, quand je la quittai, je savais qu'il ne me resterait pas assez de temps pour entreprendre une nouvelle relation. Je venais d'entrer dans le célibat comme on part en voyage, délesté de presque tout, curieux d'un présent sans avenir, hanté par la vitesse du jour et l'immobilité des nuits, j'étais presque mort. C'est le "presque" qui rendrait la vie insupportable.

 

Elle était de la race des tueuses, c'est en souriant qu'elle appuyait sur la détente, sans attention particulière, si ce n'est le gain d'un certain confort. En disparaissant, il lui permettait de se consacrer entièrement à elle seule. Elle appartenait à la tribu des femmes amoureuses de leur avenir qu'un homme ne pourrait bouleverser. Elle le regardait comme on contemple un paysage, avant de passer à autre chose.

 

Elle disait "Je t'aime" sans y penser, comme certains écrivent de mauvais poèmes, sans y penser. Toute la journée bruissait de ses "Je t'aime" qui apparurent pour ce qu'ils étaient secrètement, du bois de rallonge au silence. C'était du bruit à deux tons, de la musique binaire pour coeurs froids. Elle aimait les "Je t'aime" à défaut de conversation.

 

 

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Elle l'aimait les jours de repos, la semaine, elle était occupée, elle avait du travail. Le week-end, elle se reposait donc. Il attendait qu'elle soit délestée des charges de la semaine en bouclant ses dernières affaires. Elle se remit à faire du sport pour tenir la forme.

 

"Tu comprends, mon chéri, ce n'est pas simple d'être une femme dans ce milieu...", ça lui prit ses derniers moments de liberté.

 

Il l'accompagna en salle, courut dans le parc à ses côtés. Ils s'aimaient à perdre haleine.

 

Les beaux jours, ils s'allongeaient sur le gazon, les yeux dans le ciel en se tenant la main, c'était le meilleur moment. Par temps de pluie ou de neige, ils rentraient fourbus et s'endormaient devant une émission d'Arte.

 

Elle fut promue Chef de division, ils se séparèrent, elle prit un amant qui détestait le sport et avait peu de temps libre.

 

Il paraît qu'aujourd'hui elle vit seule, elle écrit un peu, surtout des haïkus, elle adore le bref, le week-end, elle suit des stages de danse africaine, elle mange sainement, plus de viande, elle ne fait pas son âge, elle se sent bien.

 

 

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Il l'aimait, sans plus. Pour les excès, la jeunesse suffit, disait-elle à qui voulait l'entendre. Elle connaissait le prix des sentiments et n'avait jamais pu se permettre des tristesses molles ou des emballements saisonniers. Elle avait émigré, il y a dix ans et était surtout heureuse d'avoir échappé au pire que beaucoup ici ne pouvaient même se représenter. 

 

"Alors, ils aiment à "en perdre la raison", disait-elle un léger sourire en coin, comme on pratique un sport en salle. C'est infantile et surtout, ça ne dure jamais. Ici, les hommes aiment "de chair", ça finit vite, ils essayent alors le coeur, mais la maison est souvent vide. Les femmes n'en parlons pas, elles ne sont rien ici, des pantins qui sanglotent devant leur téléphone comme leur fille de 13 ans. Qui peut aimer ça? Des impuissants, des hommes en sucre, qui fondent sous les larmes." Et elle riait.

 

Elle était heureuse, il l'aimait. Elle n'avait pas le temps de chercher autre chose. Les romans pour ça, suffisaient, ou les feuilletons qu'elle regardait tous les midis.

 

Sa vie était "sans plus" et c'était déjà beaucoup.

 

 

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Quand ils se sont aimés, c'était lors de la grève. Ils étaient de factions différentes et se chamaillaient pour un oui ou pour un non syndical d'avance. Ca les occupait en dehors de leurs heures de piquet, ils ont appris à aimer ça. Puis ils en sont venus aux mains. Ils se touchaient à la moindre occasion: un calicot à déplier, une banderoles à fixer, toutes occasions de se frôler, de se heurter, de se balancer des coups déliés que leurs anoraks d'hiver amortissaient.

 

Il y a eu une explosion, ce n'était pas un pétard. Elle s'est jetée dans ses bras et a senti qu'il frissonnait?. Ca va, ca va?, répétait-il en boucles. Elle a fait un signe de tête et il s'est tu en la serrant plus fort. Une voiture avait explosé près du dépôt, tout le monde s'est précipité, pas de mort ni de blessé, un accident, on verrait plus tard.

 

La police est arrivée en trombe et ils se sont éclipsés en riant. Ils avaient peur, ils étaient heureux, ils se sont réfugiés dans la voiture, elle a ouvert la portière en se trompant de clés plusieurs fois, ils se sont calés sur le siège arrière pour s'embrasser et se caresser, il faisait chaud, ils se prenaient à pleines mains entre les ouvertures des anoraks, des chemisiers, des pantalons trop serrés, de la buée tirait les rideaux.

 

Le froid a ralenti leurs mouvements et ils se sont regardés tout étourdis de leurs brusques caresses. La nuit est tombée, ils se sont rajustés, sont sortis de la voiture discrètement et ont regagné leurs factions respectives comme si de rien n'était.

 

 

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Dans l'ascenseur, c'est là que ça a commencé. Son parfum, l'exiguité du lieu, cette intimité soudaine, son regard vers le plafond comme une madone en extase sous un ciel d'or, tout était en suspens, les étages défilaient mollement, il tomba amoureux.

Il la regarda s'éloigner et se diriger vers le Département Communication en souffrant déjà. C'était la période de Noël, une des plus difficiles pour les célibataires fragiles. Les publicités abondaient dans tous les lieux publics et sur les écrans: la lingerie mêlée aux chocolats, les mets les plus raffinés pour des êtres heureux et souriants, la musique la plus sirupeuse pour des nuits de langueur, tout participait à ce sentiment d'exclusion que vivent les oubliés de la Fête.

Elle avait disparu et il vit le monde se couper en deux pendant la fermeture des portes. Il appuya sur la touche d'un autre étage, n'importe lequel, puis un autre encore et ainsi de suite pendant un temps qui lui parut aussi long que l'attente d'un premier rendez-vous.

Il rentra chez lui, se prépara une salade thon mayonnaise et se cala devant son ordinateur. Il savait que c'était là que finissaient la plupart des destins, dans de silencieuses séances d'absence tourmentée. Noël approchait d'heure en heure. Il voulait la serrer une fois dans ses bras, rien qu'une fois, comme un homme goûte un jour au bonheur et passe sa vie à se remémorer cet instant de grâce.

Il passa les dernières heures de la semaine à retourner au Bureau, à fréquenter le Service Communication sous n'importe quel prétexte. Il la croisait, il était invisible, elle passait sans se retouner, il restait muet, respirait l'air plus intensément pour goûter les effluves de son parfum et retournait à son étage, désespéré.

Le dernier soir, le 24 décembre, le personnel travaillait  jusqu'au milieu de l'après-midi puis était invité à partager une coupe et quelques olives. Chacun s'y rendait conscienscieusement. C'est là qu'il l'admirerait peut-être la dernière fois de l'année.

La Réunion eut lieu: des rires, des éclats, de la joie dans cette journée plus courte que les autres.

Le Père Noël entra, serein, bonhomme, rassurant. Chacun le salua, elle se précipita vers lui et l'embrassa avec fougue, probablement pour gagner un pari qu'elle venait de faire avec une jeune Collègue. Tout le monde applaudit. Il demanda si lui aussi pouvait, malgré sa barbe blanche?

L'assemblée approuva en clamant des "Encore, encore...". Il l'embrassa alors longuement sur la joue, se recula un instant, déposa sa hotte au milieu de l'assemblée, salua la salle de son bonnet enneigé et sortit à reculons vers l'ascenseur sous les applaudissements. 

 

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"Tu parles en dormant, mon chéri".

On ne se connaissait pas trop, je lui ai demandé si elle avait compris ce que je racontais.

Elle a répondu que non, qu'elle n'y comprenait rien même si elle se souvenait de phrases entières. Je parlais avec quelqu'un, certainement, je m'interrompais, je me parlais probablement aussi, c'était un peu comme dans la vie, des phrase décousues, des réponses à des questions muettes, des changements de sujets, une inattention permanente.

"Tu sais, ça ne me dérange pas mon chéri, je finis par de plus faire attention, c'est toi ça, tu aimes parler, le jour ne te suffit pas, alors tu profites de la nuit..." Et elle m'embrassa longuement pour me distraire d'une éventuelle nouvelle logorrhée.

Je me mis une fois de plus à chercher la bonne entrée dans le sommeil et tentai de me concentrer sur des rêves paisibles, des images lisses, des plongées dans des scènes d'enfance qui revenaient avant comme un clip vidéo, même durée, quelques minutes, gros plans, sons détournés, regards perdus, lumières trop blanches, la campagne au-delà de la fenêtre de la cuisine, un frigo, une cuisinière, des arbres au loin et je m'endormais. Ca a marché comme ça un moment, puis mes insomnies, mes nuits épuisantes sont revenues.

Un matin, je trouvai ma douce auditrice l'air enjoué en train de boire un thé sur la terrasse. "Eh bien, tu en vis des choses, semble-t-il, et pas toutes avouables, n'est-ce pas mon chéri?". J'étais pris de court, je ne savais évidemment pas ce qu'elle avait entendu, encore moins ce qui était pour elle "avouable" ou non et certainement le niveau de sa bienveillante discrétion.

Je grommelai quelque chose du genre "J'étais trop fatigué, ça arrive parfois...J'espère que je ne t'ai pas dérangée...". Elle m'assura que non, que c'était très drôle et qu'elle n'avait jamais connu ça. Je savais que mon fichu cerveau n'arrêtait jamais de crépiter, qu'il épuisait mes nuits, que c'était une calamité dont je ne parvenais jalmais à venir à bout, quelles que soient les médications. Une femme aimée seule, pouvait, dans la chaleur diffuse de son corps détendu, m'ouvrir les portes d'un sommeil enfantin. J'en sortais émerveillé et je crois que j'aimais d'autant plus une femme qu'elle me faisait dormir comme un ange au repos.

Cette fois, c'était manifestemlent raté. La nuit ne nous avait pas encordé suffisamment que pour me sentir libre de me laisser plonger dans un sommleil profond. Je ratais souvent cette phase essentielle au repos et je passais vite à la période paradoxale: rêves, agitations,récits, combats, émotions, tensions,...Je sortais de ces nuits souvent désespéré mais j'en avais fait mon ordinaire. Seule une femme aimée pouvait me délester du jour et me laisser filer comme on  descend en apnée dans la nuit de l'océan. Elle buvait son thé lentement en me regardant, presque narquoise, en train d'émerger.

Cela dura quelques mois et peu à peu, je me mis en situation de contrôler ma logorrhée nocturne. Je m'entraînais le jour, je fixais quelques mots, des images fortes que je gratifais, je les enrobais de pensées rassurantes, je les mettais en scène, la nuit, elles sortaient du nid comme prévu et ma compagne commença à se rapprocher de moi avec une tendresse que je ne lui connaissais pas.

Elle fondait, elle m'entourait de son attention, me couvrait de carresses, je les lui rendais avec joie. Tout se passait bien. Elle me glissa un matin sur l'oreiller que je lui disais de plus belles choses la nuit encore que le jour. Qu'elle écoutait mes déclarations d'amour nocturnes comme elle n'en n'avait jamais recues. Qu'elle était sûre maintenant que je l'amais comme elle en rêvait depuis toujours.

Depuis, je m'entraîne chaque jour à me raconter des histoires en prévison de belles nuits apaisantes. Avec l'habitude qui s'installe, je dois me méfier des lieux communs qui fonctionnent toujours parfaitement au début. Alors, je cherche, j'observe, je lis des romans d'amour, je guette les gestes des amoureux dans les espaces publics. C'est souvent assez terne, je dois le reconnaître, mais ça aide à lancer mon récit dont dépendront la volupté de mon sommeil et la constance de notre relation.

Je viens de me remettre à lire les romans de l'amour courtois, puis je passerai à la poésie amoureuse arabe. Ma bibliothèque s'enrichit des exigences de mon sommeil et ma femme est heureuse, que demander de plus?

 

 

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