Luc DELLISSE, Un sang d’écrivain, Lettre volée, 2020, 154 p., 20 €, ISBN : 9782873175467
Le dernier livre de Luc Dellisse, Un sang d’écrivain, rejoint la redoutable et lucide position de moraliste que l’auteur avait déjà développée dans son récent Libre comme Robinson. Le style chez Dellisse n’est pas cette habilleuse élégante des dramas qui font chorus dans la panne de recul critique de notre temps. Le style contre l’écriture, pourrait-on dire. Dellisse démonte le style porté comme un masque, le style comme simulacre…
C’est exactement de cet opposé que vit Luc Dellisse, le style chez lui est une machine de guerre, une position de l’esprit, une morale du regard, un gisement toujours à creuser pour en évacuer la caillasse facile.
Comme écrivain, je me suis compliqué la vie, en accumulant une œuvre parallèle, inaccessible par son brouillage formel, et qui me force à tout réinventer, à tout trouver deux fois. Tirer un tiroir d’un de mes bureaux, c’est ouvrir une écoutille par où jaillit, opaque et désirable, le flot de l’écriture perdue. Les manuscrits débordent de partout, dessinés à la diable et jetés sur des feuilles volantes, des coupons jaunes, des épluchures d’enveloppe, ou pris dans le presse-papier d’un gros cahier cartonné sagement numéroté, par un nombre à trois chiffres à présent.
Luc Dellisse, maître en scénario, semble nous dire que dans l’écriture littéraire, il aime se perdre savamment, se déporter vers des territoires incertains. Il note, répertorie, classe, et ne perd jamais de vue que toutes les formes de désertion de l’ordre illusoire de la littérature signent sa condition première.
Plus que jamais, nous voyons, en ce temps confiné, à quel point la lecture de la littérature semble ressortir des taillis où on pensait l’avoir perdue. Mais qu’en est-il de l’écriture où le syndrome de réparation thérapeutique envahit les esprits depuis quelques années, une vingtaine me semble-t-il, où le soigner et le guérir semblent être le souci de tant d’écrivains ? L’écriture en porte les stigmates, évidemment, la bienveillance est de retour et l’effroi secret d’être au monde tout autant.
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Luc Dellisse sait que ce monde peut se passer des écrivains vivants plus que jamais, le narratif s’est exporté dans les séries, les podcasts, les bests… Mais s’agit-il, pour un écrivain, d’écrire une histoire et de la faire connaître, ou d’une bien différente et curieuse stratégie de découvrement du réel ?
L’auteur nous invite à (re)visiter ce qu’on pourrait appeler de façon vague, l’activité d’écrivain, cette activité qui déborde de toutes les formes en quête de figures, d’agencements lumineux de phrases conduites hors des fausses délectations lexicographiques. Car c’est bien de phrases et non de mots qu’il s’agit dans la prose, alors que la poésie semble (faussement) bouleverser cette assertion.
Luc Dellisse est romancier, poète, script doctor en scénarios et aussi un animateur fervent de l’écriture des autres. Il a expérimenté ce métier d’écrivain de toutes les façons :
Le péché originel de la littérature, c’est de rendre des services invisibles. Ainsi on se sent coupé des autres, alors qu’on n’existe que pour eux. On se sent coupé de la vie, alors qu’on n’a pas d’autre sujet que la vie, que cette odeur de fauves et de fleurs qu’elle dégage à tout moment.
Parler de péché à propos de la littérature, c’est évidemment lui prêter des vertus sacrées. Ce sang d’écrivain est une forme de sacre jamais prononcé et toujours vécu.
Un sang d’écrivain construit pour nous un labyrinthe dont la révélation des issues ne peut se faire que dans l’abandon de toute agitation, littéraire ou autre. Écrire, attraper le subtil et le secret dans le filet à papillons de l’écoute attentive de la langue et de ses illuminations, voilà, nous dit Luc Dellisse, une façon d’être heureux.
Daniel Simon
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