2020

21 Mars 2020

Bruegel (1560) "jeu d'osselets"

Ephémérides/6

J'ai connu un homme qui ne résistait pas au délire du comptage. Il comptait tout: les pois dans une boîte , les haricots secs dans le sachet ouvert, les femmes qu'il avaient connues, les hommes qui l'avaient employé, les voitures qu'il avait conduites, ses rêves avec ou sans tel ou tel élément conducteur, les livres avec ou sans préface, rien n'échappait à son obsession.

Il vérifiait, spécifiait, organisait, répertoriait, comptait et recomptait, il s'ennuyait ferme. Et son ennui avait quitté la métaphysique des déceptions, ou la mélancolie pour s'engouffrer dans un dadaïsme mathématique effréné.

Cet ennui a couru du 18ème siècle à aujourd'hui dans des modes plus ou moins tragiques. Goethe dans "Les souffrances du jeune Werther", Kafka, Knut Hamsun, ...nous ont pris la main pour nous conduire dans ces zones de la nostalgie, cette douleur du retour...Lequel? Chacun sait, joue, s'active, simule, vit les contrepieds. La vie va.

A la même époque, j'avais vu le spectacle "Léonce et Léna" au Théâtre National, en 1993, mise en scène de Philippe van Kessel. C'était un spectacle léger, joyeux, ironique et enlevé...

« Voyez-vous j'ai d'abord à cracher sur cette pierre, trois cent soixante-cinq fois de suite. Avez-vous déjà essayé ? Faites-le. C'est un passe-temps original. Et puis... voyez-vous cette poignée de sable ? (Il prend du sable, le jette en l'air et le rattrape avec le dos de la main). Maintenant je la lance en l'air. Voulez-vous parier ? Combien de grains ai-je maintenant sur le dos de la main ? Pair ou impair ? » (Léonce et Léna, p. 99)

Je me demande aujourd'hui, combien de fois j'ai ressassé les mêmes rébellions vaines, les enthousiasmes épuisants, des illuminations revigorantes....

Georg Büchner, Léonce et Léna, texte français de Marthe Robert, L'Arche, 1983.