J’apparais rarement sur la photo. Photo de famille, de groupe ou de clan. Étrangement, je fais en sorte, le plus souvent possible, de ne pas être là. Où suis-je donc pendant cet instant mémorable ? Je ne sais mais souvent dans la honte de risquer d'être là, sur la photo.
Alors, je me penche, vais aux toilettes, tourne la tête, regarde mes pieds. Je connais mille façons de disparaître, lesté d'un corps plutôt encombrant.
Ne pas être là est une chose, ne plus en être là est autre chose. Cette disparition pourrait signifier le désir de redevenir le fantôme de soi, une façon de ne pas se compromettre en s'offrant la mâchoire pendante, l'œil vague, les lèvres brouillées. Ne plus en être là, ne plus avoir besoin de cela, ne plus se sentir de cette parade.
Je regarde ces photos, où je me suis laissé prendre par amitié, amour, connivence, basse vengeance, grossièreté du temps… avec souvent des frissons dans le dos. Comme si le fantôme avait pris forme momentanément. Cette sacrée photo l'a dévoilé, habillé, alourdi du temps et de l'âge, d'un corps et d'un regard, de tout ce dont se débarrassent les fantômes qui vont si librement dans les textes que nous construisons à leur usage.
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La conversation devrait se garder aujourd'hui de l'acharnement documentaire. Elle souffre d'une inculture nouvelle qui est de vouloir sans cesse expliquer, prouver, informer dans de vagues rapports aux flux, à la Toile, aux rumeurs, croyances et autres corruptions de l'esprit.
Si la conversation n'a que faire de ces préoccupations d'un registre épuisant, pétiller, convaincre, séduire, inventer, relier et puis rompre, générer le rire et l'émoi, le désir et la mélancolie d'un temps partagé, donner à respirer hors du temps comptable suffit amplement à notre plaisir.
Les lieux communs prononcés sous des airs d'expérience sont le pire : ils sont indécrottables, rien ne sert de poursuivre mais il le faut souvent. Alors, l'ironie, le refus d'adhérer à ces inepties ronronnantes, des silences prolongés, de vifs changements de sujets permettent de se désengluer de ces palabres de basse-cour.
La conversation est une forme de court-circuit dans le système des langages liquides.
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Hier soir encore et ce matin, et avant hier et depuis une vingtaine d'années probablement, depuis l'arrivée d’Internet peut-être, du fragment documentaire, de la baisse d'attention à celui qui est là, à ce glissement de dérision sur ce qui est dit, peu écouté, pas répondu, rarement entretenu, hier donc, à nouveau, comme vous le vivez régulièrement j'imagine, j'ai été confronté à une personne qui n'avait que des mots, encore des mots, mais pas de phrases à sa disposition.
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Cette obsession de ne pas vouloir écouter la phrase tout entière et de ne saisir que des mots au vol (un mal politique qui explique aussi la disparition de la plupart des émissions télévisées où les « débats » étaient de dérisoires et veules invectives), de réagir à l'instant à n'importe quoi en disant n'importe quoi, sans aucune attention au temps et à l'histoire de la phrase ou des phrases, sans prêter garde à la moindre cohérence, mais en répondant à l'instant par des mots dispersés, jetés en vrac à votre attention, avec le ton émotionnel qui convient, sans tenir compte aucunement de la moindre responsabilité que devrait contenir cette « réponse », voilà un des états de la langue aujourd'hui.
Plus besoin même de feindre, de tricher, d'argumenter, mais simplement de réagir, sinon c'est le silence glacial de l'ignorance, de la mauvais foi, du mépris de ce que les croyants appellent encore un échange…
Les mots, toujours les mots, jusque dans les discours collatéraux de la littérature ou de l'écriture (ateliers, coachings…), rien que les mots : sentiers de mots, danse avec les mots, joue avec les mots, jongle, taille, arrose les mots…
Comme si les mots étaient le dernier bastion, le refuge sans danger, l'objet anesthésié, le feng shui du langage…
La phrase engage, organise, place les mots là où on décide qu'ils feront sens et parfois forme, la phrase est une stratégie, même simpliste, mais en tout cas la mise en place d'un dispositif qui souvent ressemble à un Cheval de Troie tant elle est chargée de ses contradictions, réserves, excès, agglomérats d'inconscient (ou d'insonscient comme l'écrit J.P. Verheggen).
Priver la phrase de ces intentions, ou renoncer à en découdre avec celles-ci, c'est comme une exposition de bijoux en toc. Tout le monde sait que ça ne tiendra pas longtemps mais c'est fait « pour un moment »… Rien qu'un moment.
Des phrases, en forme d'antidote à la « mise en mot », qui n'est jamais loin de la mise en mort…
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Écrire…
Cesser de se jeter dans « l'inspiration » qu'on attend comme une virginité qui repousserait chaque jour…
Plutôt observer, scruter, noter, associer, écouter, reprendre, défaire, refaire, couper, chasser le convenu tellement émouvant, affiner. C'est presque fait car jamais ce ne sera parfait.
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Je ne lisais plus, c'était ennuyeux et ancien, j'ânonnais, c'était vif, revigorant et brutal. J'avais choisi la voie la plus héroïque, celle de l'incompréhension. Je ne comprenais rien et ne me faisais comprendre de personne, cela était, dans les temps anciens, une tare ; aujourd'hui, dans la fluidité de l'intelligence artificielle, c'était enfin redevenu un acte pur et sauvage, une sorte de plongée dans le permafrost de l'homme, une expédition dans la matière de l'âme redressée.
Je glissais, croyais, glosais sur le rien volatile des passions, m'engageais dans mille luttes que je devais quitter aussitôt entreprises, le temps manquait à ma compassion universelle, j'évitais le pire pour me consacrer au sincère, je broyais le mal dans des machineries de complots, j'esquivais toute question et ne me laissais séduire par ces pensées critiques qui toutes avaient mené à la catastrophe des solitudes, je mordais dans le réel des images, des flux, des réseaux avec rage, j'en avais la bouche ensanglantée, j'étais partout, moderne, agile et cruel, j'étais devenu un homme.
J'avais pour la durée le plus grand mépris, je ne connaissais du temps que la jouissance de la vitesse où je me diluais chaque jour un peu plus, sublime dans l'ubiquité du temps, je disparaissais pour être présent dans chaque étincelle du brasier, j'allais tactile et réactif dans la nuit scintillante de l'absence.
J'étais joyeux, je citais des poètes que je ne lisais pas et qui changeaient ma vie, la vie si que, si quoi, si quand, si tout, si dommage, j'enfonçais des portes ouvertes dans des vocabulaires vides, je connaissais ce qu'il fallait aimer, comment le faire et comment ne pas s'y commettre, j'étais prudent en me donnant des airs, des ailes et des ailerons de moraliste de jour férié, j'allais toujours au secours du succès où je rencontrais les héros de l'instant, j'étais devenu un merveilleux d'empathie et d'humanité, j'allais dans la joie des éduqués, le cœur léger et le bréviaire des bonnes âmes à la boutonnière.
J'aimais les autres tant et tant, l'autre dans ses assemblages de comparaisons se rapprochait tant et tant de moi que je finissais par me suffire, à lui ressembler, à m'aimer tel qu'un autre, sans cet écart d'exotisme où tant se complaisaient, ce mystère de l'autre était tel que peu à peu le mien me submergea, entraînant l'autre dans des fonds encombrés d'inquiétude.
J'étais, nous étions, ils étaient bientôt trop, beaucoup trop, disaient les gens des autres, de ceux en trop, ils faisaient des calculs, des soustractions encore et encore, recommençaient, déplaçaient, inventaient mais toujours trop, et la place de trop commençait à fondre comme glace au soleil, un trop peu émergeait, un trop tard se disait comme fables anciennes mais la joie de faire et refaire l'addition, des additions sans fin, noyait les soustractions dans de glauques rumeurs, la joie était en cours et la hausse de mise.
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Il le fallait, partir et aller au plus près de là, partir, il le fallait depuis longtemps, depuis longtemps il le savait, là-bas la parole ne suffisait plus, elle avait gardé sa part dans le cœur des hommes mais les saisons et les fleuves, les montagnes, les plaines traversées par ces fleuves verts, jaunes et noirs, les arbres à n’en plus finir, le ciel toujours plus grand, toute cette merveille dangereuse avait empierré la large rivière de leur âme, elle emportait le feu, la glace, la peur et la joie, il le savait c’était partir et aller voir ce qui faisait la vie d’un homme, aller loin où le regard ne portait plus et enfin avoir le monde enfoncé sous l’ongle, celui qui se levait et partait marchait sur cette terre où les corps tombaient dans la joie disait-on, les enfants allaient se réfugier parfois, on ne sait pourquoi, dans ces niches de pierre où les oiseaux meurent en fourrant secrètement la tête sous leurs plumes, dans les niches dorées du matin où la nuit s’épuise, c’était là-bas, dans la neige et le gel que l’homme se construisait, l’homme dans le désert ou dans le gel, le couteau sur le cœur, dans le gel et le désert, le couteau sur la gorge, se construisait là et tu devais pèlerin, aller où le couteau s’éloigne, où le gel ne casse plus, où le désert ne chante plus, là où un homme ne peut aller seul, la solitude est une foule muette, là tu devais aller, dans cette tribu si grande, le monde sur tes épaules, le ciel dans tes bras et leur offrir cela, dans tes chansons, l’épopée des hommes à naître…
Laissez ce qui vous lasse et lâchez ce qui vous blesse, laissez les steppes d’amertume et les embruns mélancoliques, laissez ces fardeaux qui ne trompent que l’ennui d’être ici, laissez votre ombre lentement gagner les saisons du passé, laissez… et partez.
Tourner en rond, un jour, et saisir l’esquive, le champ libre d’un accident, d’un dernier amour, d’un coup sur la nuque que le temps vous assène et vous vous relevez, vacillant avant le K.O. et vous poussez la forme dans laquelle vous êtes autant que dans la force que vous mettez à la faire rouler jusqu’à l’endroit final.
Ce qui bouge encore peut-être ce sont les arbres intérieurs, les champs hachés de pluie, le soleil sur ses hanches, le jour qui s’étire jusqu’aux terrasses, des choses vite perdues, si vives et déjà disparues.
Ca veut dire à peu près ceci quand le vent souffle dehors et la rouille se fait dedans, ça veut dire comme un repas qui traîne sur la table et qu’on regarde ailleurs, les choses qu’on doit faire et qui attendent en bas si près des pieds qui ne bougent plus et pourtant on voit bien tout ce qu’il reste à déplier, le linge, la vie, le lit des amis qui arrivent, et on reste là dans ce bruit des poumons qui sifflent dans une oreille et l’autre écoute le vent mais rien ne vient, les fenêtres sont soudées par la nuit glacée et les choses restent là, sur le sol à attendre que nous les empoignions mais les mains sont encore dans la rêverie d’une mélancolie qui ne renonce jamais à écraser le cœur dans une poigne d’orties qui nous pique et réveille, c’est reparti un temps, on va tenir encore jusqu’à l’aube et les bizarres chansons qui s’étouffent au parloir des vivants.
Nous marchons déjà sans regard vers le ciel.
Et puis d’un coup, les poux, la vermine, les teignes, le crissement des chitines, l’odeur de charnier, d’un coup, ce qui allait vivre a été arraché, ce qui allait livrer son suc a délivré son poison, les maisons n’abritent plus rien, les champs ne se couvrent plus de joie, les rivières sont taries pour la soif d’un seul, celui-là convoitait le blé de son voisin, coupe le blé et accable le voisin devenu enfin rouge, suffisamment rouge le corps dispersé à la hache, la lame, la machette, cette magnifique machine portative et démocratique de la mise en pièces des questions anciennes.
La courbe se referme enfin où des vies sont enfermées, vécues, ratées, rêvées, ajournées, tout est là et on pousse alors la forme devant soi, c’est léger, de plus en plus léger, ça roule tout seul parfois, parfois aussi ça dévale et on se court après mais la boule est toujours là, de plus en plus compacte et légère à la fois, une boule transparente et pleine de fantômes, un cercle des fantômes.
Cela devait arriver, tout était fait pour que ça arrive, un jour la trajectoire se plie, s’incurve, retombe et vous êtes ramené contre vous-même, la courbe se dessine, vous ne savez pas encore où vous en êtes, mais vous savez que la ligne droite n’a jamais existé, que c’était une des plus féroces histoires qu’on vous ait racontées, cruelle et terrible trahison, définitive, l’homme nouveau.
3 novembre 2015
Contribution au Séminaire Panaït Istrati à la Maison Belgo-Roumaine. Arthis, Bruxelles.
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