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« Récit de vie, entre vérité et sincérité :  la cohabitation difficile? »

 

« Récit de vie, entre vérité et sincérité :

la cohabitation difficile? »

« Quand vint Zarathoustra en la plus proche ville qui se situe à la lisière des forêts, il y trouva nombreux peuple assemblé sur  la place publique; car annonce était faite qu’on allait voir un funambule »

Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche

 

Quand Georges Steiner, dans « Réelles présences »[1] écrit que l’on peut écrire n’importe quoi sur n’importe quoi, il nous rappelle la puissance de l’infini du langage. L’infini se déplie donc dans le  langage et c’est cette dimension d’illimité qui est à la base de notre goût du récit, à la puissance de la littérature.

 

Le monde est circonscrit à notre perception, à notre conception et à notre représentation. Notre représentation est l’arche dans laquelle nous convions les étranges expériences que nous vivons, projetons, imaginons, et c’est dans cette arche que nous logeons les récits issus de ces expériences. Ce sont des récits opportunistes, marqués de la variété du ton, du style, de la langue, du corps de l’auteur dans ses relations au monde. Mais des variations contrôlées, des déclinaisons qui font la matière d’un récit acceptable par l’auteur. Des variations qui disent ce qui n’a pas eu lieu, – cela a eu lieu, bien sûr, mais jamais comme le récit l’avoue ou le rapporte -, et le récit restitue alors dans une forme de vérité relationnelle une mémoire nécessaire à l’auteur et acceptable par lui. Acceptable en ce sens ou elle agrée l’auteur dans ses propres « refigurations »[2].

 

Le récit est construit sur la narration arrêtée d’un fait qui flottait en nous. Cette narration organise le désordre  dans l’ordre du récit en liant les faits, les impressions, les paroles périphériques engrangées par l’auteur (jugements, commentaires, interdits, autorisations des tiers,…) dans le rapport d’un vécu que l’on nomme alors « réel ».

 

Le récit sera d’autant plus sincère qu’il rappellera avec justesse les circonstances de l’épisode vécu, c’est-à-dire qu’il le raccordera à ce que le lecteur pressent, « connaît » de ce récit dans un effet de découverte et en même temps d’anticipation des faits et de la narration.

 

La sincérité que nous évoquons ici, réside  donc aussi dans le fait d’offrir au lecteur le sentiment d’anticiper sur des vérités, des informations à risque que l’auteur va distribuer tout le long du récit.

 

Plus simplement encore, le récit annonce ce que le lecteur a en commun avec l’auteur et cette impression commune, fondée sur des dérives hors des « lieux communs », forme un sentiment de sincérité partagé. Cette sincérité est marquée d’aspérités, de signes ; des traces plus que des faits, des ombres plus que des surgissements.

 

Cet opportunisme de la création et en l’occurrence ici du récit de vie, s’appuie  évidemment sur des assises simples à première lecture : cohérence du registre et du niveau de langue, conséquences des faits mise en avant plus que le rapport des faits, évitement de la condescendance de l’auteur face à son propre texte ( autocongratulation, fausse naïveté, lieux communs annoncés comme des découvertes, pygmalisation de l’auteur par son récit, théâtralité des événements, commentaires pseudo-moraux, évitement du Je profond,…).

 

La sincérité s’avance donc prudemment alors qu’elle est sans cesse annoncée. Cette sincérité, qui serait la marque de la vérité de l’auteur, se moque donc des effets narratifs, elle a besoin du dévoilement de l’intimité de l’événement.

 

La vérité se joue dans la dimension de risque pris par l’auteur. C’est le fameux texte de Michel Leiris, « L’âge d’homme »[3] qui développe cette part de risque dans le récit autobiographique ou le récit de vie sous la métaphore de la« corne de taureau » (de la tauromachie dans la littérature)

 

http://authologies.free.fr/leiris.htm  et 

De la tauromachie dans la littérature Michel Leiris (PDF) ).

 

« Dans tout homme, il y a un salon, un grenier et une cave. » Paul Claudel

 

La vérité, qui suppose la descente dans la cave ou la montée au grenier de l’auteur se nourrit de l’établissement de faits réels, autrement dit, de faits qui ne se cachent pas derrière un semblant de réel de circonstance, générique, un topos, un stéréotype moralisant ou apaisant en regard de la norme, un simulacre de réel. Cette vérité s’appuie, pour atteindre le lecteur, sur des indices de sincérité dans la relation des événements, des émotions et sentiments dont l’auteur va piquer son texte.

 

Cette sincérité n’a pas à voir avec le naturel ou la spontanéité du récit uniquement mais plutôt avec la présence du corps de l’auteur dans son texte (éléments de somatisation, métaphores de l’animalité,  usages de la ponctuation, registres et niveaux de langue,…), également avec le franchissement de certaines zones d’impudeur singulière ou collective, …

 

Sincérité et vérité sont donc en contreforts réguliers dans le récit de vie. Nous pouvons constater à quel point le récit de vie collecté ou produit en atelier d’écriture revendique d’abord une simple et première reconnaissance des événements dans lesquels l’auteur a été plongé. Cette reconnaissance donne lieu ensuite à un passage par la connaissance de nouvelles dimensions de cet événement lors de l’écriture. Cette connaissance se manifeste par de soudaines découvertes faites au fil de l’écriture et c’est à ce moment stratégique que beaucoup utilisent le masque. Le fameux « personnage » de soi pour masquer le moi.

 

La vérité, ses phénomènes, ses causalités secrètes, peuvent se transformer en découvertes embarrassantes pour l’auteur habité du souci, et souvent de l’illusion, de sincérité. Cette cohabitation difficile devient l’enjeu de l’écriture du récit de vie : construire, par l’expérience du moi, une position dans le mouvement collectif du « on » qui a produit sa propre moralisation.

 

Cette déviance en « je » du récit collectif se nourrit d’une nécessaire sincérité d’écriture et livre alors, de façon distincte du lieu commun, une vérité propre à l’auteur, passée par la « configuration » de l’écriture (Ricœur).

 

La « triche », le « jeu », le simulacre, le détournement de faits, l’approche périphérique aident à ajuster la sincérité de l’auteur dans son texte pour mieux conduire vers le lecteur le sentiment d’une vérité…

 

Ces transmutations esthétiques, morales, factuelles des expériences peuvent être le fait d’une insouciance du processus développé ici (de nombreux récits de vie deviennent souvent des « récits officiels de soi » sans que l’auteur, pour des raisons diverses, ne souhaite aller au-delà des vérités générales et des points de vue génériques.) ou au contraire la volonté stratégique de protection que l’auteur va déployer tout au long d’un récit à plusieurs niveaux. L’auteur se donne alors pour tâche d’enfuir dans ce qui peut être dévoilé, des vérités qui ne peuvent être mises à jour.

 

Un jeu de montré-caché est souvent la règle du récit de vie. Un jeu de dissimulation et de dévoilement conjoints. Les lecteurs du cercle des intimes ne s’y trompent généralement pas…

 

Enfin, le récit de vie, souvent moulés dans la forme de jeux littéraires patents vite épuisés, parvient à atteindre un des objectifs que la sincérité de l’auteur se donne : se distinguer, se décoller, de l’image de soi construite par le collectif.

 

Cette façon de faire un pas de côté déplace chez l’auteur tout « l’appareil d’écriture » : il s’agira de dire en dissimulant, de taire en laissant entendre, de sembler faire face tout en provoquant le regard latéral et l’écoute de l’en-deçà.

DS


[1] Réelles présences, Georges Steiner, Gallimard, Paris, 1990

[2] Temps et Récit, Paul Ricœur, Seuil, Points, Paris, 1991

[3] L’âge d’homme, Michel Leiris, Livre de poche, Paris, 1985.

 

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